Commission d’enquête sur les 35 heures

Discours de François REBSAMEN

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les députés.

Merci de me donner l’occasion de m’exprimer sur les 35 heures.

Sur les 35 heures, beaucoup a été dit, mais on finit par perdre de vue l’idée de départ de cette réforme.

Les 35 heures ont d’abord eu comme but de créer de l’emploi, non pas en le partageant comme s’il était un gâteau fixé pour l’éternité, mais en insufflant une dynamique créatrice d’emploi, par la négociation et la réflexion sur l’organisation du travail et l’efficacité de l’entreprise.
Ensuite nous souhaitions accompagner les évolutions de la société et de l’économie en repensant les temps de vie. C’est sans doute l’apport le plus durable des 35 heures. Car il existe un constat objectif : la productivité ne cesse de progresser sur le long terme et permet d’organiser différemment l’économie. Au terme d’un cycle de gains de productivité et de transformation sociale, les 35 heures ont permis de faire coïncider le cadre réglementaire avec les façons de travailler : donner aux entreprises de quoi s’adapter en modulant le temps de travail ; donner aux salariés de quoi individualiser leur temps de travail dans un cadre protecteur. La loi permet aujourd’hui, par la négociation, de s’adapter à des situations diverses d’entreprises elles-mêmes diverses qui sont face à des attentes nouvelles des salariés. Et l’on voit à travers de multiples exemples que le temps de travail évolue et se discute dans les entreprises : il y est le deuxième sujet de discussion.

Les 35 heures ont donc épousé ces deux demandes sociales : emploi et évolution des manières de travailler. Elles ont ouvert un vrai espace de discussion. Et de fait, elles les a satisfaites :
 s’agissant de l’emploi, même si les évaluations divergent, elles s’accordent très généralement à estimer à 6 ou 7 % l’augmentation du nombre d’emplois induite par les 35 heures.
 s’agissant de l’évolution des organisations du travail, la vivacité des négociations parle aussi en chiffres : En près de 2 ans (1998-2000), 26 000 accords d’entreprise ont été signés (concernant 2,9 millions de salariés), portant le plus souvent sur la gestion des temps, certes, mais aussi l’organisation même du travail.

La réforme des 35 heures se situe dans une tendance historique et elle est aujourd’hui profondément ancrée dans la société.

Le mouvement qui les a fait naître dépasse largement celui d’une loi. C’est le trend séculaire de la diminution du temps de travail : la journée des 8 heures, la semaine de 40h, de 39, de 35. Le temps n’est pas venu d’une nouvelle étape… Il n’est pas non plus celui d’un retour en arrière. La réalité, c’est que les 35 heures sont entrées dans les mœurs des entreprises et des salariés. elles constituent aujourd’hui la référence incontournable, à partir de laquelle on négocie les temps de travail, on déclenche les heures supplémentaires, on définit les organisations.

La remise en cause des 35h, c’est un propos de tribune et c’est très loin du vécu de tous. Et je tiens à redire, comme l’a déjà affirmé le Premier ministre, qu’il n’y aura pas de remise en cause par le gouvernement des 35 heures.

C’est dans ce registre de l’appropriation qu’il y a encore des progrès à faire pour que toutes les opportunités offertes par les 35 heures soient prises en main par les entreprises et les individus.
C’est dans cette perspective que je veux situer mon intervention.

On a pu dire que les 35 heures introduisaient de la rigidité. Je crois au contraire qu’elles ont créé des opportunités pour de nouvelles formes d’organisation du travail.

La possibilité d’organiser le travail de manière non uniforme vient des lois Auroux (dispositif de modulation pour s’affranchir du cadre hebdomadaire de calcul des heures supplémentaires).
De plus, les lois de 1982 permettent aux entreprises de disposer, sans autorisation de l’administration, d’un volume d’heures supplémentaires, dont la quotité est fixée par la négociation. Le mécanisme est original : il autorise les partenaires sociaux à déterminer un seuil grâce à un accord collectif. Autant dire qu’on leur laisse une grande autonomie. Les lois Aubry sont dans le droit fil : elles poursuivent le dépassement du cadre hebdomadaire de la durée du
travail
en mettant en place un décompte pluriannuel ou annuel, à partir non de l’heure mais de la journée de travail. Elles donnent un nouveau cadre de référence, un socle, et elles accompagnent le besoin de « sur-mesure » dans l’organisation du travail. Mais le sur-mesure, ce n’est pas l’anarchie.

D’ailleurs, personne n’a jugé bon revenir sur ce socle : la loi de 2008 maintient 35 heures comme seuil de déclenchement des heures supplémentaires, parce qu’il est bon pour le pouvoir d’achat et correspond à la réalité de la vie des salariés et du fonctionnement des entreprises.

Et le mouvement va au-delà des grandes et moyennes entreprises puisque, dans les petites entreprises qui sont dépourvues de délégués syndicaux, les lois « Aubry » ont permis la négociation d’accords relatifs à la durée et à l’aménagement du temps avec des salariés mandatés par les syndicats. Là encore, possibilité de choisir et réactivité ont été rendus possibles.

Enfin, les « 35 heures » définissent en réalité un temps de travail annuel de 1600 heures dans le cadre duquel des formules de forfait ou de modulation annualisée sont possibles, et largement utilisées.
D’ailleurs, aujourd’hui, la réalité moyenne du temps de travail est de 39h, et derrière cette moyenne se cache une grande diversité de formules.

Les 35 heures sont donc à la fois protectrices et souples. Elles sont favorables aux entreprises qui ont su se réorganiser pour affronter les fluctuations de l’activité, comme aux salariés qui ont profité du temps gagné ou ré-agencé pour organiser leur vie.

Ce faisant, la souplesse se retrouve sur le fond de l’organisation du travail, mais également dans la méthode. Les 35 heures ont contribué à étendre le dialogue social à de nouveaux sujets : l’organisation du travail, le vivre ensemble dans l’entreprise, la conciliation de la vie personnelle et professionnelle. En flux annuel, il y a une hausse du nombre d’accords d’entreprises (de 10 000 à 30 000), depuis les lois Aubry.

Au total, je crois pouvoir dire que les 35 heures ont été un temps fort de l’histoire du dialogue social, où la négociation à tous les niveaux, notamment en entreprise, a trouvé une nouvelle vigueur, s’emparant de sujets parfois délaissés, telle l’organisation du travail, et derrière elle l’articulation des temps de vie dans le travail.

De même, contrairement à l’idée reçue véhiculées par certains, les 35 heures n’ont pas modifié l’engagement des Français dans leur travail, bien au contraire.

Les salariés français sont particulièrement productifs et la majorité d’entre eux dit sa satisfaction, l’ensemble des études le montre.

Il n’y a pas de décrochage de ce côté-là, pas plus que sur
l’attractivité de notre pays
pour les entreprises et investisseurs étrangers : par rapport à la richesse nationale, la France attire deux fois plus d’investissements étrangers que l’Allemagne, l’Irlande ou l’Italie.
Les 35 heures ont même été l’occasion de l’augmentation de l’intensité du travail. Il ne faut pas le cacher, mais sortir d’une vision manichéenne de ce phénomène. Car les 35 heures ont accompagné, plus qu’elles ne l’ont suscité, une augmentation de la productivité et une amélioration de la compétitivité de nos entreprises. Le ministre du travail que je suis y voit la conséquence de l’efficacité des nouvelles organisations de travail mises en place, de manière
négociée,
dans les entreprises. Les travaux d’étude et de recherche nous montrent qu’à la suite des 35 heures, les salariés ont bénéficié d’une meilleure définition de leurs tâches, d’une meilleure anticipation de leur charge de travail, et on – paradoxalement, diront certains – moins souffert de l’accélération des rythmes de travail.

C’est pourquoi, plus que de ressasser un vieux débat qui est tranché dans les faits et dans la réalité économique et sociale, je propose que nous nous intéressions aux conditions de la qualité de vie au travail : les attentes des personnes en matière de réalisation personnelle, d’organisation collective du travail, d’articulation des vies professionnelle, et les risques inhérents. Là est le sujet d’aujourd’hui et de demain.

Le sujet de société qu’il faut que nous traitions collectivement, maintenant, c’est ce que l’on fait et comment on vit dans le temps de travail, ou pour le dire autrement c’est la qualité de vie au travail.

On le sait, les temps de travail et les temps personnels se sont imbriqués : on travaille pendant ses études, on se forme pendant son travail, on étudie quand on est à la retraite ou on la cumule avec une activité : la question du temps de travail se déplace du seul moment de l’emploi à toute la trajectoire professionnelle.
De plus, le numérique brouille les frontières de l’entreprise et de la vie privée.

Toutes les questions sont ainsi reposées :
 Celle de l’autonomie, qui se joue de moins en moins entre un temps de travail supposé
contraint et un temps de repos supposé libéré.
 Celle des transitions. Il faudrait s’intéresser non pas seulement à ce qui réglemente un
contrat de travail (comme sa durée légale), mais à ce qui permet de passer d’un emploi à
un autre : les droits portables, les transitions. A ce titre, le compte personnel de formation
et le compte de prévention de la pénibilité sont deux véritables avancées qui montrent que
le rapport au temps de travail se construit sur une vie entière.

Voilà les enjeux du présent et ce dont nous devrions discuter. Sincèrement, poser la question des 35h, c’est penser de manière trop étroite le temps de travail et le travail dans son entier.
Mon engagement, dans une organisation du travail qui sait se donner des marges et des souplesses, c’est de porter la qualité de vie au travail – même plus exactement la qualité du travail. Après avoir construit le cadre, il faut maintenant entrer dans la réalité du dialogue avec les partenaires sociaux.