Yves GRASSET – Directeur scientifique VTE/IAPR ;
Co-fondateur de VTE
L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), le BIT (Bureau International du Travail), l’ANACT (l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), définissent généralement la prévention à partir des trois niveaux primaire, secondaire et tertiaire. Cette différenciation structure les approches liées au traitement des risques psychosociaux au travail.
Articuler les niveaux de réponses : un gage de réussite de l’intervention
Pour beaucoup d’experts aujourd’hui, la maîtrise de l’intervention sur les risques psychosociaux au travail, la capacité de poser correctement des réponses adaptées à la situation réelle, l’inscription dans la durée de la prévention, poussent à concevoir une articulation permanente de réponses de niveaux différents, face à l’évolution constante de l’entreprise.
De fait, dans de très nombreux cas rencontrés, une situation dégradée appelle à la fois une prise en compte rapide de la souffrance telle qu’elle est ressentie par certains salariés et une compréhension - puis un traitement - sur le fond des sources de difficultés. Nous sommes convaincus que la qualité de la prévention peut progresser sensiblement, si l’intervenant perçoit réellement la plus value de ces réponses différenciées et complémentaires.
Il ne s’agit donc pas d’opposer des réponses curatives de type tertiaire - liées au traitement de l’urgence - à des réponses préventives - de fond - de type primaire.
Si cette nécessité d’articulation entre les niveaux tend à s’imposer comme une évidence aujourd’hui, il est important de souligner qu’il n’en a pas toujours été ainsi et - du reste - beaucoup d’intervenants préventeurs résistent encore à ce qu’ils perçoivent parfois comme un « mélange des genres ».
Par ailleurs, articuler les différents niveaux de prévention ne va pas de soi et reste concrètement difficile. Nous proposons ici quelques éléments de compréhension de ces difficultés d’articulation, sur trois aspects spécifiques.
1) Le curatif ou le préventif comme objet d’affrontement idéologique
« Traiter l’urgence » ou « intervenir sur le fond », c’est évidemment faire référence à des actions valorisées sur des registres différenciés.
On peut noter que la perception sociale de l’urgence à considérablement changé ces dernières années. Le besoin de réactivité, la prise en compte de l’ici et maintenant, les défis de l’évolution technologique (Aubert, 2004 ; Aubert et all. 2006) tendent en apparence à donner au traitement de l’urgence un statut valorisé.
En prenant le risque de caricaturer, on peut remarquer pourtant que le sens commun associe deux idées différentes à l’intervention d’urgence. La première est celle – notamment médicale - de la précision technique et de la maîtrise du geste en situation difficile. La deuxième - moins flatteuse - est celle d’un traitement superficiel d’un problème perçu seulement à partir des symptômes, des conséquences qu’il pose.
Restons dans les clichés : a l’opposé de l’urgence, l’intervention « sur le fond » peut être associée spontanément à un travail de qualité, dégagé des obligations émotionnelles, effectué hors de la pression, permettant de questionner de manière rationnelle les différents facteurs.
Si l’on considère cela à partir des enjeux – souvent très conflictuels – qui traversent les risques psychosociaux au travail, on comprend vite le procès d’instrumentalisation fait à l’intervention d’urgence. De fait, derrière les risques psychosociaux se découvrent rapidement la responsabilité et le poids des conditions de travail. Tout laisse penser en effet que le traitement par l’urgence peut potentiellement permettre à l’entreprise d’éviter les questionnements qui fâchent, en se préoccupant « seulement » des conséquences les plus flagrantes des problèmes pour les salariés. Les débats des intervenants sur la prévention des risques psychosociaux au travail restent encore fréquemment traversés par cette ligne d’opposition classique entre l’urgence et le structurel, entre le traitement du symptôme et la prise en compte réelle des causes, entre le superficiel et le fond.
En premier lieu, c’est bien la capacité d’évitement, de détournement des responsabilités, au profit de la direction de l’organisation, qui jette le doute sur l’intervention tertiaire sur les risques psychosociaux. Certaines pratiques d’externalisation permises par la prise en charge psychologique de salariés hors de l’entreprise – au nom du respect des personnes accompagnées et de la déontologie d’intervention – aggravent encore ce sentiment d’instrumentalisation, car - dans certains cas - elles peuvent éviter tout questionnement de l’entreprise sur elle-même. Elles accentuent fortement le doute sur les usages sociaux de ces pratiques de prévention.
2) Les différents niveaux de prévention comme objet d’incompréhension culturelle
L’articulation des réponses préventives sur les risques psychosociaux au travail pose également d’autres questions.
La pluralité des services proposés par les consultants aux entreprises sur ces questions, produit inévitablement - logiquement - des questionnements que l’on peut qualifié de culturels. Organiser correctement la prise en charge et l’accompagnement de salariés confrontés à des événements difficiles, former les managers sur la prise en compte des difficultés au travail, offrir un pôle d’expertise distanciée comme consultants en prévention des risques psychosociaux, c’est travailler chaque fois avec des contraintes temporelles, émotionnelles, organisationnelles, potentiellement contradictoires.
Les approches théoriques mobilisées par les intervenants, comme les conditions effectives mises en œuvre, dissocient ainsi les niveaux de prévention sur des aspects déterminants.
En matière d’intervention d’urgence par exemple, il est évidemment souhaitable de pouvoir s’appuyer sur des décisions réglées, formalisées. L’accompagnement psychologique d’urgence auprès de salariés agressés ou fortement déstabilisés, appelle un processus clair qui tend à laisser le moins de place possible à l’interprétation. Pour être efficace, l’intervention d’urgence doit même éviter la dispersion dans la concertation, qui risque probablement d’entraver son efficacité. Le Pr. Lebigot aime à rappeler l’origine militaire de l’intervention post-traumatique. Certes, l’efficacité en situation d’urgence repose sur la capacité des différents acteurs de l’entreprise de s’entendre en amont sur les processus, les conditions à respecter, les « déclencheurs » potentiels de l’accompagnement… Toutefois en situation d’urgence, la logique de l’action et l’efficacité de l’intervention dans l’espace temps disponible, éloignent de la recherche de concertation. L’action de l’intervenant doit alors tendre à s’imposer comme une évidence, comme quelque chose qui n’est pas soumis à interprétation, qui n’est pas négociable.
L’intervention secondaire relève déjà d’une autre logique. Dans la démarche de formation par exemple, il s’agit pour les intervenants sur les risques psychosociaux d’inviter les salariés à mettre en débat, puis à s’approprier un certain nombre d’aspects déterminants. La préoccupation pédagogique pousse à questionner et à prendre en compte frontalement les attentes des salariés concernés. La disponibilité de l’intervenant pour comprendre les dispositions des « stagiaires » est déterminante pour la réussite même de la démarche. Pour autant, l’effort fait par les personnes concernées par l’intervention de type secondaire, prend sens dans un ensemble contraignant, structuré par l’organisation. Il s’agit donc d’associer les salariés à un effort de compréhension et à un questionnement spécifique, dans le cadre stable de leur entreprise. Il s’agit bien de faciliter, voire d’ancrer une culture de prévention dans l’entreprise, en associant les acteurs les plus concernés ou exposés. Cependant, cet effort d’adaptation demandé se fait sur un fond de contraintes organisationnelles, qui ne peut – généralement - pas être réellement remis en cause ici. La prévention secondaire pousse à considérer pleinement les personnes concernées, leurs rôles, leurs attentes, leurs difficultés, leurs marges de manœuvre… mais dans un environnement organisationnel très déterminé et qui s’impose largement à eux.
Idéalement, la prévention primaire invite à une large concertation permettant d’identifier les sources de difficultés, pour ensuite associer les acteurs de l’entreprise à une démarche de co-construction des réponses à produire. Cette association ne peut et ne doit pas chercher à s’affranchir de la conflictualité liée aux intérêts divergents des acteurs de l’entreprise. Le savoir faire de l’intervenant préventeur consiste précisément à concevoir avec la direction de l’entreprise le cadre optimum de cet « échange improbable », qui devra ensuite permettre d’établir des constats partagés. Ici, la recherche de compréhension des difficultés pousse à la conception d’une intervention sensible, capable de capter simultanément les dissonances de perception. S’agissant des risques psychosociaux et de la subjectivité qu’ils recèlent, il en va assurément de la crédibilité ultérieure de la démarche. L’intervention primaire invite à travailler de manière ouverte, progressive, concertée…
Elle doit conduire l’organisation à s’interroger sur elle-même, y compris sur des aspects fondamentaux, stratégiques. S’il n’est évidemment pas attendu de la démarche que l’entreprise modifie son organisation ou son orientation sur tous les aspects ayant des conséquences problématiques, il n’en reste pas moins que l’intervention primaire doit être l’occasion d’une compréhension partagée des difficultés générées. Si elle ne conduit pas l’entreprise à transformer radicalement tout ce qui fait problème, elle la pousse à considérer, à corriger, à prendre en compte les sources de difficultés et donc à expliquer, à donner du sens. Si elle est correctement conduite, l’intervention primaire questionne l’organisation en soulignant l’intensité et la variété des difficultés qui s’y développent. Parfois elle permet de concevoir des réponses, des adaptations, des créations intelligentes de la part des entreprises. Elle offre ainsi une opportunité de compréhension nouvelle, de ressaisissement.
3) Le risque d’occultation d’une catégorie de réponse par une autre
Enfin, l’articulation des niveaux de prévention pose aux intervenants une autre difficulté pratique. L’observation empirique conduit à constater une dynamique qui peut se développer entre les niveaux de réponse de prévention. Ainsi, en observant par exemple ce qui s’est passé dans tel établissement hospitalier ou dans telle collectivité locale, il est patent que la mise en place d’une permanence hebdomadaire d’écoute de la souffrance des agents a répondu correctement au premier objectif et permis de canaliser la pression de l’urgence. Mais la présence régulière du psychologue a aussi offert à l’organisation la possibilité de repousser le travail d’investigation qu’elle s’était pourtant préalablement engagée à faire. Force est de constater que la mise en place d’une réponse de type tertiaire - jugée inévitable compte tenu de la situation dégradée qui prévalait et du risque encouru par les salariés - a ralenti, voire annulé un possible travail sur le fond. Ces deux exemples issus de la pratique de VTE ne prétendent évidemment pas à l’universalité, et bien d’autres exemples - également pris dans l’expérience de VTE - témoignent d’une réelle progression possible d’un niveau vers un autre de la part de l’entreprise.
Toutefois, entre curatif et préventif, il existe bien une dynamique improbable qui peut brouiller les cartes. Idéalement, le traitement de type tertiaire devrait permettre aux acteurs d’engager ensuite avec le préventeur une réflexion plus sereine, moins aveuglée par le jeu des tensions et des craintes extrêmes. L’observation empirique rappelle que les choses sont plus complexes et que la pression de l’urgence reste – malheureusement - une source de déclenchement déterminante. Il existe de fait un risque potentiel d’occultation du « besoin » de primaire par l’offre du tertiaire, qui pose à l’intervenant sur les risques psychosociaux un problème pratique.
Dépasser cette difficulté doit conduire en amont l’intervenant à encore plus de prudence et d’exigence, sur les attendus de la démarche et sa progression dans le temps vers d’autres niveaux.
Un travail de conception de l’articulation des réponses qui reste encore à faire
Ce bref éclairage sur quelques aspects de l’articulation entre les niveaux de prévention a simplement pour objectif de pointer quelques unes des difficultés possibles.
Peu d’intervenants sur les risques psychosociaux proposent des services associés à l’ensemble des niveaux de prévention. Malgré les incitations extérieures, qui se sont dernièrement faites plus pressantes, les entreprises sont généralement libres de choisir l’entrée sur la prévention des risques psychosociaux. Le passage d’un niveau à un autre reste possible, mais dépend largement de la perception des priorités et des ressources par l’entreprise. La progression d’une prévention tertiaire vers les niveaux plus engageants reste aléatoire. Nombreux sont les exemples qui rappellent l’incertitude de cette progression.
La maîtrise de l’articulation des niveaux de prévention reste complexe. Elle passera par une réflexion structurée et un retour d’expérience rigoureux de la dynamique des entreprises face aux risques psychosociaux. Il s’agit bien pour l’intervenant de permettre à l’entreprise de répondre à l’ensemble des exigences et des préoccupations. L’intervention sur les risques psychosociaux doit faire sens durablement, sur différents registres.
Aujourd’hui, ce travail indispensable nous semble encore largement à effectuer.