Bulletin Officiel du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle
No 2003/17  du samedi 20 septembre 2003



Retraite

Journal officiel du 22 août 2003

Mémoire en réplique présenté par plus de soixante députés en date du 11 août 2003 et visé dans la décision no 2003-483 DC

NOR :  CSCL0306821X

LOI PORTANT RÉFORME DES RETRAITES

    Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, les observations du Gouvernement sur les saisines visant la loi portant réforme des retraites appellent de notre part les brèves remarques complémentaires suivantes.

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I.  -  Sur l’article 5 de la loi

    Les observations du Gouvernement montrent l’intensité de son embarras quant à l’inconstitutionnalité manifeste du § III de l’article 5 de la loi déférée, et valide, paradoxalement, la thèse des saisissants.
    Le Gouvernement prétend donc que les dispositions législatives critiquées sont du domaine réglementaire et qu’une fois votées par le Parlement, le Gouvernement pourra, à sa guise, les modifier ou, pour reprendre une expression à la juridicité incertaine, « les ajuster ».
    Ce raisonnement qui fait de la compétence législative une simple variable d’ajustement ne peut décemment prospérer.
    I-1.  On le sait, selon une jurisprudence désormais classique, l’intervention de la loi dans le domaine réglementaire n’est pas inconstitutionnelle (décision no 82-143 DC du 30 juillet 1982 ou récemment décision no 2000-439 DC du 16 janvier 2001). Aussi, à supposer, pour les seuls besoins du raisonnement, que les dispositions critiquées relèvent du domaine du règlement et non de celui de la loi, l’intervention du législateur à cet égard est parfaitement constitutionnelle. Il s’ensuit que les dispositions de l’article 5, § III, ont, depuis le vote de la loi critiquée, une valeur législative.
    Dans ces conditions, les dispositions en cause ne peuvent plus être modifiées, ou « ajustées », que par la loi ou après que le Gouvernement utilise, mais ultérieurement, la procédure spécifique de l’article 37, alinéa 2, de la Constitution. La circonstance que le Gouvernement cite à plusieurs reprises la décision no 65-34 L. du 2 juillet 1965 constitue une ratification implicite de ce point de vue dans la mesure où il s’agit d’une décision rendue précisément sur ce fondement.
    Le fait que le Gouvernement se soit placé de lui-même dans cette situation ne purge pas le vice d’inconstitutionnalité.
    I-2.  Dans ces conditions, donner et retenir ne vaut, et la valeur législative ainsi acquise par les dispositions prévoyant que la durée nécessaire pour obtenir une pension à taux plein est majorée d’un trimestre par année pour atteindre 41 annuités en 2012 interdit que le pouvoir réglementaire procède, en l’état, à une quelconque modification de ce dispositif. Le Gouvernement, pour sauvetage de cet article 5 de la loi, tente d’innover en conférant à une disposition votée par le Parlement, une valeur simultanément législative et réglementaire.
    Cette créativité caniculaire ne saurait être constitutionnellement admise.
    Car, il ne peut être constitutionnellement possible de modifier, en cours de route, et par décret, ce que le législateur a déterminé avec précision en fixant une durée et une date certaine.
    D’autant plus que le Gouvernement avoue combien l’ajustement dont il s’agit est, en réalité, une véritable faculté de modification du dispositif central de la loi : à savoir l’allongement de la durée de cotisation des salariés ! Celui-ci écrit, en effet, que « l’éventualité de l’augmentation de cette durée [de cotisation nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein] ou la date à laquelle cette augmentation intervient » ressortit de la compétence réglementaire.
    D’ailleurs, il confirme la portée de ce pouvoir réglementaire en indiquant que le § IV de ce même article a prévu qu’au regard des rapports, les durées d’assurance ou de services et bonifications sont fixées par décret.
    Autrement dit, l’ajustement en question se comprend bien par la faculté donnée au pouvoir réglementaire d’augmenter la durée de cotisation nécessaire en s’affranchissant du vote de la loi portant réforme des retraites. On est alors bien loin d’un ajustement et plus près d’une modification potentiellement substantielle. L’atteinte portée à la compétence du législateur est, à cet égard, particulièrement grave. Le risque de dénaturation des dispositions législatives est donc évident.
    I-3.  On ajoutera que le Gouvernement ne répond pas véritablement sur le vice tiré du défaut de clarté et d’intelligibilité de la loi et résultant de la circonstance que le dispositif central du régime de retraite peut varier selon l’arbitraire du Gouvernement ; l’intervention rendue publique des commissions et conseil ad hoc étant indifférente sur ce terrain. Comment peut-on qualifier un dispositif législatif de clair, lisible et intelligible si son mécanisme en vigueur au jour n peut être modifié au jour n + 1 par un texte réglementaire ?
    La sécurité juridique à laquelle renvoient ces principes dégagés par votre jurisprudence s’en trouve ruinée.
    Dès lors, les mots « sauf si, au regard des évolutions présentées par le rapport mentionné au II et de la règle fixée au I, un décret pris après avis, rendus publics, de la commission de garantie des retraites et du conseil d’orientation des retraites ajuste le calendrier de mise en œuvre de cette majoration » sont entachés d’inconstitutionnalité certaine.
    De tous ces chefs, et eu égard à leur inséparabilité du reste du texte, la censure de ces mots entraînera celle du § III critiqué, et par voie de conséquence de l’article 5 en son entier.

II.  -  Sur l’article 32 de la loi

    Les auteurs de la saisine ne peuvent que constater avec le Gouvernement que les carrières féminines sont affectées par les interruptions d’activités liées à l’éducation des enfants et ne peuvent que soutenir tout dispositif tendant à prendre en compte, au titre des bonifications, les années passées à cette éducation.
    Contrairement à ce que laissent malicieusement entendre les observations du Gouvernement, la critique de cet article ne tend pas à supprimer cet avantage pour les femmes, mais à faire en sorte que, bien au contraire, dans le souci de favoriser une égalité réelle, les hommes faisant le choix d’élever leurs enfants, au détriment de la continuité de leur carrière, puissent bénéficier de ce même droit.
    C’est pourquoi, l’objet de la saisine sur ce point ne vise pas à l’invalidation de la disposition en cause (décision du 3 avril 2003, citée dans la saisine, décision no 2001-453 du 18 décembre 2001, cons. 76 et 77), mais à ce qu’à travers une réserve d’interprétation constructive et audacieuse, il soit indiqué que toute année consacrée par un homme pour assurer l’éducation des enfants soit prise également en compte au titre de ces bonifications.
    En effet, l’égalité entre les femmes et les hommes suppose que soit enfin réalisée l’égalité domestique y compris dans les choix professionnels. Il serait donc particulièrement positif que la loi rende possible pour tous les couples, le libre choix pour chaque parent, femme ou homme, d’interrompre sa carrière au profit de l’éducation des enfants. Il n’y a aucune raison que persiste une contrainte pesant, à cet égard, sur les seules femmes. Pour mettre un terme à l’inégalité de fait que relève le Gouvernement, chiffres de l’INSEE à l’appui, il y a le mécanisme compensateur prévu par cet article 32 pour les seules femmes.
    Il y a, également, l’application de ce mécanisme aux hommes qui feraient le choix d’interrompre leur carrière afin d’assurer l’éducation de leurs enfants.
    L’égalité entre les femmes et les hommes doit se garder de tout dispositif qui, précisément, fige des situations inégalitaires, mais, au contraire, doit s’entendre de dispositifs qui rendent possible une organisation de la société où les contraintes familiales ne pèsent plus exclusivement sur les femmes. Les jurisprudences de la Cour de justice des Communautés européennes comme du Conseil d’Etat ont montré la voie à suivre en matière de pensions de fonctionnaires. Il serait dommageable que la même évolution ne soit pas possible pour l’ensemble des salariés.

III.  -  Sur l’article 48 de la loi

    Le Gouvernement prétend que la rétroactivité de la disposition en cause, en référence à la date du 28 mai 2003, se justifie par l’intérêt général.
    On craint de ne pouvoir suivre le Gouvernement sur ce terrain.
    Si l’on peut comprendre qu’une loi modifie un régime juridique à compter de son entrée en vigueur ou à compter d’une date dont la rationalité et l’objectivité est certaine et en rapport avec l’objet de la loi, il est constitutionnellement critiquable de faire rétroagir un texte à partir d’une date dont la seule raison tient au calendrier politique.
    Or, c’est bien ce que nous révèle le Gouvernement en affirmant que le choix du 28 mai 2003 se justifie par l’adoption du texte critiqué par le conseil des ministres.
    Cette date sans réel fondement, et surtout pas du point de vue de l’intérêt général, va rétroactivement rompre l’égalité entre les fonctionnaires. Ainsi, deux fonctionnaires ayant eu chacun un enfant en mai 1981, mais dont l’un fait valoir ses droits à la retraite le 27 mai 2003 et le second le 29 mai 2003 se verront appliquer des règles différentes. On peine à saisir en quoi un intérêt général suffisant peut justifier une telle atteinte au principe d’égalité.
    Le raisonnement du Gouvernement pointant la « légère rétroactivité » n’empêchera pas une légère invalidation de votre part.

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    De tous ces chefs, les saisissants persistent de plus fort dans leurs conclusions.
    Monsieur le président, mesdames, messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous vous prions de croire à notre haute considération.