Bulletin Officiel du Travail, de lEmploi et de la Formation Professionnelle
No 2004/9 du jeudi 20 mai 2004
LOI RELATIVE À LA FORMATION PROFESSIONNELLE
TOUT AU LONG DE LA VIE ET AU DIALOGUE SOCIAL
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons lhonneur de vous déférer, en application du deuxième alinéa de larticle 61 de la Constitution, lensemble de la loi relative à la formation professinnelle tout au long de la vie et au dialogue social.
A lappui de cette saisine visant lintégralité du texte déféré, nous développons, en particulier, les griefs suivants à lencontre des articles 41, 42 et 43 de la loi.
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I. - Sur les articles 41, 42 et 43 de la loi
Larticle 41 modifiant larticle L. 132-13 du code du travail tend à inverser le sens de larticulation entre les différents accords collectifs et conventions à léchelon interprofessionnel et professionnel, et en autorisant les accords de niveau inférieur à comporter le cas échéant des clauses moins favorables aux salariés que les accords de niveau supérieur si ces derniers ne linterdisent pas.
Pour sa part, larticle 42 remet en cause le mécanisme existant entre les accords dentreprise ou détablissement et les normes conventionnelles de niveau supérieur, en autorisant, là aussi, à déroger aux normes conventionnelles de niveau supérieur si ces dernières ne linterdisent pas.
Enfin, larticle 43, conséquence des dispositions précédentes, prévoit que, si le code du travail renvoie à un accord de branche le soin de mettre en uvre une disposition législative, cette mise en uvre peut également se faire par accord dentreprise.
Ces trois dispositions aboutissent à renverser lun des principes fondamentaux du droit du travail en permettant à laccord dentreprise de modifier dans un sens défavorable au salarié les prescriptions législatives protectrices et constitutives dun ordre public impératif.
Sous couvert dun prétendu encouragement à la négociation collective à tous les niveaux par une valorisation du rôle dimpulsion et dencadrement des niveaux centralisés, il sagit, en réalité, de créer les conditions dune atomisation du droit social et dune fragmentation du caractère protecteur du droit du travail.
Lindétermination et le flou qui entourent le mécanisme critiqué, dont la place laissée au silence et à limplicite, en sont les preuves les plus flagrantes.
Il sensuit une violation de larticle 34 de la Constitution et des principes fondamentaux du droit du travail qui ressortent de la compétence exclusive du législateur tel le principe aux termes duquel les accords collectifs ne peuvent prévoir des stipulations moins protectrices que celles prévues par la loi et le règlement sans habilitation précise, limitée et expresse (II). Bien plus encore, cette mécanique inversée - sorte de machine infernale lancée sans pilote contre notre tradition républicaine dun droit social source de progrès et de cohésion nationale - est conçue de telle sorte que sa mise en uvre est susceptible de priver de garanties légales des exigences constitutionnelles (III).
II. - Sur la violation de larticle 34 de la Constitution en tant quil réserve la détermination des principes fondamentaux du droit du travail à la compétence exclusive du législateur et lincompétence négative qui sen évince
II-1. Ainsi quil ressort de larticle 34 de la Constitution, cest au législateur quil appartient de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical dans le respect, notamment, du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « tout travailleur participe, par lintermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi quà la gestion de lentreprise ».
Vous avez donc jugé que cette articulation permet au législateur, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions de travail ou aux relations de travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser, après une concertation appropriée, les modalités concrètes de mise en uvre des normes quil édicte, quau surplus constitue un principe fondamental du droit du travail, le principe selon lequel une convention collective de travail peut contenir des dispositions plus favorables aux travailleurs que celles des lois et règlements (décision no 89-257 DC du 25 juillet 1989).
Il sensuit que la loi peut, le cas échéant, renvoyer à la négociation collective la faculté de préciser les conditions de mise en uvre des règles quelle a préalablement déterminées. Cest, cependant, sous la réserve que cette délégation soit précise et limitée et ne puisse contredire les dispositions constitutives de lordre public social, par essence, protecteur du salarié. Cest bien le sens de votre jurisprudence qui na jamais démenti cette hiérarchie des normes conforme à la dimension sociale de notre République consacrée par larticle 2 de la Constitution.
Cest pourquoi, si vous navez encore pas consacré, en tant que tel, le principe dit « de faveur », vous navez toutefois, pas remis en question la compétence exclusive du législateur pour déterminer les droits et obligations touchant à la protection du travailleur. Dailleurs, dans votre décision du 6 novembre 1996, vous jugez que le moyen tiré de ce principe appelé de faveur « manque en fait » (décision no 96-383 DC). Cest dire que vous ne rejetez pas le principe en tant que tel. Présent dans notre législation depuis la loi du 14 juin 1936, introduisant un article 31vc dans le code du travail, ce principe na jamais été contredit depuis.
Autrement dit, le champ ouvert à la négociation collective doit être clairement déterminé par le législateur et encadré de telle sorte que les droits et obligations touchant aux conditions de travail ou aux relations de travail, qui relèvent exclusivement du domaine de la loi, ne soient pas affaiblis par un accord de branche.
II-2. Cest également le sens de la jurisprudence de la Cour de cassation ou bien du Conseil dEtat. Ce dernier a déjà eu loccasion de rappeler que « conformément aux principes généraux du droit du travail, les dispositions législatives ou réglementaires prises dans le domaine de ce droit présentent un caractère dordre public en tant quelles garantissent aux travailleurs des avantages minimaux, lesquels ne peuvent, en aucun cas, être supprimés ou réduits, mais ne font pas obstacles à ce que ces garanties ou avantages soient accrus ou à ce que des garanties ou avantages non prévus par des dispositions législatives ou réglementaires soient institués par voie conventionnelle, quen revanche, une convention collective de travail ne saurait légalement déroger ni aux dispositions qui, par leurs termes mêmes, présentent un caractère impératif, ni aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution ou aux règles de droit interne... » (Conseil dEtat, avis, Assemblée, 22 mars 1973).
Dans le même sens, et plus récemment, le Conseil dEtat a jugé, au contentieux, quen application de larticle L. 132-4 du code du travail, « conformément au principe général du droit du travail dont sinspirent ces dispositions législatives, (...), le pouvoir réglementaire ne peut, sauf habilitation législative expresse, prévoir des conventions collectives comportant des stipulations moins favorables aux travailleurs que les dispositions quil a édictées lui-même » (CE, Assemblée, 8 juillet 1994, Leb. p. 356).
Dans le droit fil de votre jurisprudence, il sévince de ces décisions que, dune part, existe un principe général du droit du travail de valeur constitutionnelle - comme en témoigne lemploi du mot « sinspirent » - confiant au seul législateur la compétence pour déterminer les droits et obligations constitutifs de lordre public social protecteur et, dautre part, que les éventuelles délégations de compétences pour y déroger doivent être précises et limitées et résulter dune habilitation législative expresse.
Il faut ajouter, mais lon y reviendra, que cette habilitation expresse ne peut priver de garanties légales les exigences constitutionnelles échappant, par leur nature, aux rapports conventionnels.
II-3. Or, force est de constater que les articles critiqués méconnaissent cette logique propre du droit constitutionnel du travail.
En effet, alors que pour satisfaire larticulation constitutionnellement admise, il aurait fallu que le renvoi à la négociation collective soit précisément encadrée, comme ce fut le cas dans le cadre des ordonnances de 1982, les articles critiqués ne prévoient aucun champ précis justifiant que laccord dentreprise puisse déroger, le cas échéant in pejus, à laccord de branche.
Comme le reconnaissent les rapporteurs de la loi devant le Sénat, les articles 41 et 42 aboutissent à ce que des accords de niveau inférieur comportent des clauses moins favorables aux salariés que des accords de niveau supérieur « si ces derniers ne linterdisent pas ». Ils poursuivent : « Alors que celui-ci [le principe de faveur] était jusquà présent la règle fixée par la loi, il devient une faculté laissée aux partenaires sociaux qui doivent décider dans laccord de rang supérieur. Dans ce cadre, la possibilité de dérogation est de droit et ne nécessite aucune habilitation conventionnelle expresse, sauf si laccord en dispose autrement » (Sénat, rapport no 179, M. J. Chérioux et Mme A. Bocandé).
Il sensuit que la dérogation est de droit dans le silence de laccord de niveau supérieur.
On ne peut avouer plus franchement que la cohérence de notre droit social est désormais inversée.
Jusquà présent, seul le législateur pouvait déterminer le champ de compétence ouvert à la négociation collective et à la condition indépassable que cela relève dune habilitation expresse, limitée et précise, de sa part. Pourtant, à suivre la loi critiquée, il suffira que laccord de branche garde le silence sur ce point pour que les accords dentreprise puissent convenir de stipulations moins favorables aux salariés. Ainsi donc, là où votre jurisprudence, comme celle du Conseil dEtat, exige une habilitation législative expresse pour que le pouvoir réglementaire puisse prévoir de telles règles moins favorables, laccord dentreprise pourra déroger aux droits et obligations déterminés par la loi !
On ne saurait, à cet égard, considérer que lhabilitation au niveau de la branche soit suffisante et vaille, par voie de conséquence, pour le niveau de laccord dentreprise. Les exigences constitutionnelles ne peuvent se satisfaire de ce qui constituerait une « habilitation implicite en cascade ».
Une telle logique serait dautant moins admissible que cest au niveau inférieur que le déséquilibre des forces en présence dans la négociation, au titre de laquelle vous avez jugé utile de protéger le salarié négociateur au travers du principe dindépendance (décision du 6 novembre 1996 précitée), oblige à assortir le droit des accords collectifs du maximum de garanties.
Il nest donc pas constitutionnellement possible quun accord de niveau inférieur puisse déroger - et donc être moins favorable aux salariés - à un accord professionnel ou interprofessionnel au seul motif que ce dernier na rien prévu ou ne la pas interdit.
Une telle inversion de la hiérarchie des normes du droit social telle que prévue par la Constitution est dautant moins admissible compte tenu du rôle que la loi déférée donne aux accords dentreprise.
Les articles 41, 42 et 43 de la loi critiquée violent donc larticle 34 de la Constitution et révèlent, à tout le moins, lincompétence négative du législateur qui a, en tout état de cause, insuffisamment encadré le pouvoir de négociation collective au regard des principes fondamentaux du droit du travail.
Il faut ajouter, comme le relève le rapport du Sénat, en écho aux critiques portées par le rapporteur de lAssemblée nationale, que la nouvelle architecture défie lexigence constitutionnelle de clarté et dintelligibilité de la loi. Il en résulte une complexité du code du travail qui, ajouté aux griefs précédents, ne peut que préjudicier au caractère protecteur devant irriguer notre droit social.
De tous ces chefs, la censure est certaine.
III. - Sur la méconnaissance des garanties légales des exigences constitutionnelles échappant par leur nature aux rapports conventionnels
Lindétermination des conditions dans lesquelles laccord dentreprise pourra déroger dans un sens défavorable aux salariés aux dispositions législatives ou de branche laisse le champ libre à la méconnaissance dexigences constitutionnelles échappant par leur nature même aux rapports conventionnels.
En particulier, le droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, au repos et aux loisirs tel quil résulte du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ne peut être laissé à la libre détermination des partenaires sociaux, et certainement pas au niveau de lentreprise. Dautant moins que cette exigence de valeur constitutionnelle ne peut être dévolue à la compétence de laccord dentreprise dans le seul silence de laccord de branche.
On mesure, à cet instant, que, dans le champ du droit social, il sagit, plus que de la question des horaires de travail, des conditions matérielles et, notamment, de sécurité et dhygiène du travail qui sont en jeu.
Conscient quil existe un risque grave de dérive, le législateur a tenté déviter votre critique en posant ce quil présente comme des « verrous », dont la définition de domaines placés hors du champ de la négociation. Ceux-ci, dont le salaire minimum, constituent, il est vrai, le moins que lon doive garantir.
Pourtant reste loin de toute protection légale le vaste reste des droits et conditions de travail.
Cette absence de garanties légales est dautant moins supportable que, encore une fois, ce nouveau pouvoir de négociation in pejus pourra se déployer dans le silence de laccord de branche.
Cest dire que souvre tout un espace de négociation au niveau de lentreprise, là où le lien de subordination joue le plus et là où le rapport de force, concret et non théorique, est le plus défavorable au salarié. Or, cet espace ne bénéficie daucun des garde-fous que votre jurisprudence la plus affirmée, à linstar de celle de la Cour de cassation et du Conseil dEtat, considère comme consubstantiel à la solidité de lédifice dun ordre public social impératif.
Dès lors, en ne prévoyant aucune garantie de nature à satisfaire les exigences constitutionnelles tirées, notamment, du Préambule de la Constitution de 1946, le législateur a vicié de manière rédhibitoire les dispositions querellées.
De ces chefs, la censure est également encourue.
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Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à lexpression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 2004-494 DC.)