Ouverture du colloque annuel du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE)

Ouverture du colloque annuel du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) par Myriam El Khomri, le 10 octobre 2016

« Recruter à l’heure du numérique »

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Défenseur des droits,
Madame la présidente du Conseil d’orientation pour l’emploi,
Monsieur le directeur général de Pôle emploi,
Mesdames et Messieurs,

Il est des changements si rapides, qui se sont imposés dans nos vies avec une telle évidence, qu’il faut faire un effort pour se souvenir comment c’était avant. Ceux qui ont bouleversé les pratiques de recrutement et de recherche d’emploi en font partie.

Il n’y a pas si longtemps, une personne qui cherchait un emploi pouvait consulter les petites annonces dans les journaux papier, celles affichées sur les murs des agences de l’ANPE, aller dans une agence d’intérim, envoyer des candidatures spontanées ou faire jouer ses relations.

De leur côté, les entreprises faisaient elles aussi appel à ce nombre restreint d’intermédiaires.
C’était il y a environ 15 ans et c’est à peu près à ce moment que les personnes de ma génération débutaient sur le marché du travail.

C’était il y a seulement 15 ans mais depuis, les modes de recrutement ont été entièrement bouleversés.
Internet s’est imposé avec évidence comme le premier mode de recrutement et de recherche d’emploi. Selon une enquête citée par le rapport du COE, les sites internet d’offres d’emploi constituent l’outil le plus important pour 62 % des personnes en recherche d’emploi et 45 % des professionnels des ressources humaines.

En quelques années, des acteurs pour la plupart entièrement nouveaux, les sites d’offres d’emploi ou job boards, sont devenus le premier canal de rencontre de l’offre et de la demande sur le marché du travail.

Je tiens à remercier le Conseil d’orientation pour l’emploi de s’être saisi de ce sujet, par votre rapport puis par ce colloque, parce que ces mutations vont souvent plus vite que notre capacité à en prendre la mesure et à en tirer les conséquences dans nos politiques publiques.

Loin de se stabiliser, le marché des intermédiaires de l’emploi continue à se transformer. Le Bon Coin, qui était au départ un site d’annonces généralistes, est devenu le premier site privé d’offres d’emploi en France, le deuxième derrière Pôle emploi.

Ce marché a continué à se transformer parce que ses frontières elles-mêmes sont mouvantes. Le marché du travail n’est plus seulement le marché du travail salarié. De façon croissante, les entreprises ne recourent plus seulement à des salariés pour répondre à leurs besoins économiques, mais aussi à des travailleurs indépendants, à des freelances. Les plateformes, qui mettent en relation des donneurs d’ordre et des travailleurs autonomes, sont de fait devenues des alternatives aux offres d’emploi au sens classique du terme.

Qui dit nouveaux acteurs dit aussi nouvelles technologies. Les acteurs du numérique ne se contentent plus de mettre en relation des offres et des demandes d’emploi, ils orientent les choix des entreprises et des particuliers par les algorithmes de « matching ». Les concepteurs de ces outils acquièrent ainsi un pouvoir de prescription considérable.

L’intelligence artificielle entre dans les processus de recrutement. Les robots conversationnels, les « chatbots », pourraient devenir d’usage courant dans les premières phases de sélection des candidatures.
Face à ces mutations, les pouvoirs publics ne peuvent rester spectateurs.
Ils ne doivent surtout pas chercher à brider l’innovation, ce qui serait à la fois vain et néfaste. Mais ils doivent veiller à ce qu’elle profite à tous et à ce que ses acteurs assument leurs responsabilités.
Agir sur ces mutations, c’est d’abord faire en sorte que le service public de l’emploi s’empare pleinement de la transformation numérique.

Qu’est-ce que le service public de l’emploi ? C’est l’outil dont notre Nation s’est dotée pour accompagner les demandeurs d’emploi dans leur recherche de travail, pour les former et pour aider les entreprises à pourvoir à leurs besoins de recrutement.
Le service public de l’emploi n’est pas en position de monopole. Il existe d’autres voies pour trouver un emploi ou recruter un salarié. Mais le SPE assume ses missions dans un esprit de service public, en les rendant gratuitement et en veillant à l’égalité de tous ses usagers.

Si le service public de l’emploi, dans toutes ses dimensions – Pôle emploi, bien entendu, mais aussi les Missions locales et Cap Emploi - ne s’empare pas pleinement de la transformation numérique, alors il sera tout simplement dépassé par la concurrence, il ne sera plus utile, et les valeurs dont il est porteur seront battues en brèche.
Depuis quelques années, Pôle emploi a su prendre son virage numérique, un virage numérique que je n’hésiterai pas à qualifier d’exemplaire.

Exemplaire, cela ne veut pas dire bien sûr que les choses sont parfaites et qu’il faudrait se reposer sur ses lauriers ; il n’y a pas de place dans ce domaine pour l’autosatisfaction et il faut certainement aller plus loin. Mais ce virage est exemplaire parce qu’il montre ce qu’un acteur public est capable d’accomplir en quelques années lorsqu’il s’engage pleinement dans l’innovation.
Jean Bassères est le mieux placé pour vous en parler et il le fera dans quelques minutes. Mais je tiens à souligner dès maintenant quelques faits marquants, tant ils sont structurants pour les politiques que je conduis.
pole-emploi.fr est le premier site d’offres d’emploi en France. Il a su prendre le tournant de l’internet mobile puisque près de la moitié des visites se fait aujourd’hui sur smartphone ou sur tablette, contre 20 % en janvier 2014.

Non seulement Pôle emploi occupe la première place, mais il a su structurer le marché en engageant une démarche d’agrégation de l’ensemble des sites d’offres d’emploi, par l’initiative « Transparence du marché du travail ». Près de 100 partenaires participent aujourd’hui à cette initiative.

Cette initiative est vertueuse : elle permet d’offrir le meilleur service aux demandeurs d’emploi et aux entreprises, en leur donnant accès à un ensemble d’offres et de CV beaucoup plus vaste. Elle ne supprime pas la concurrence, mais celle-ci se fait désormais par l’innovation et la qualité du service plutôt que par la seule collecte du plus grand nombre d’offres.

Il y a un peu plus d’un an, Pôle emploi a lancé l’Emploi Store. L’Emploi Store, c’est la démarche de plateforme appliquée au service public de l’emploi. C’est comprendre que ce n’est pas d’en haut, dans les services de l’Etat ou de la direction générale de Pôle emploi, que l’on peut avoir les meilleures idées sur les services à rendre aux demandeurs d’emploi, mais que l’on peut en revanche mettre des ressources à la disposition des innovateurs pour qu’ils conçoivent ces services.

Les Missions locales doivent également prendre ce virage : dans quelques jours, je vais assister au lancement de l’application Clic N Job, qui a été développée pour répondre aux besoins des jeunes en insertion par des Missions locales et Emmaüs Connect.

Ce virage numérique du service public de l’emploi ne peut se faire que si nous accompagnons tous les demandeurs d’emploi pour le prendre, notamment ceux qui sont moins à l’aise avec ces nouveaux outils. 2 200 volontaires du service civique sont aujourd’hui en mission auprès de Pôle emploi pour aider les personnes à se les approprier.

En transformant le service public de l’emploi, nous soutenons aussi notre économie numérique.

Il y a en France une filière très dynamique de l’innovation numérique en matière d’emploi, de formation et de ressources humaines, avec de très nombreuses startups. L’engagement de l’Etat et du service public de l’emploi dans la transformation numérique peut être, j’en suis convaincue, un facteur puissant de soutien au développement de cette filière.

Il y a quelques jours, j’ai reçu au ministère du travail les porteurs de projet du plan NET, qui ont reçu un soutien de l’Etat de 2,4 millions d’euros dans le cadre du programme d’investissements d’avenir. Il s’agit de projets innovants porteurs d’un fort impact social, par exemple pour accompagner les jeunes décrocheurs vers l’emploi ou pour aider les chercheurs d’emploi à faire valoir leurs compétences auprès des recruteurs, en dépassant l’approche traditionnelle par le diplôme.

Parmi ces projets, il y a celui de l’ONG Bayes Impact fondée par Paul Duan. Son but est de doter chaque demandeur d’emploi d’un outil puissant et simple d’utilisation, qui exploite toutes les données sur le parcours des demandeurs d’emploi pour aider la personne à définir son projet professionnel et la « coacher » dans sa recherche.

Ce projet est développé à l’initiative de l’ONG, en open source et il pourra être réutilisé et amélioré par tout un chacun. J’ai souhaité qu’il reçoive le plein soutien des pouvoirs publics, non seulement un soutien financier mais aussi un soutien en termes d’accès aux données détenues par Pôle emploi, ainsi qu’à son réseau d’agences et de conseillers auprès desquels il a pu tester son outil.

Je l’ai souhaité parce que je crois que l’innovation doit être au service de tous. Mettre la puissance du numérique, du big data, au service de la résolution de nos problèmes sociaux, de la lutte contre le chômage, c’est une magnifique ambition. Nous visons le lancement de ce projet d’ici la fin de l’année et je suis convaincue qu’il va très vite transformer l’expérience de centaines de milliers de demandeurs d’emploi.

Le numérique doit aussi irriguer nos réformes sociales. En janvier 2017, nous lancerons le compte personnel d’activité qui a été créé par la loi Travail.

Le CPA, ce sont d’abord des droits sociaux, le droit de se former ou d’être accompagné dans la création d’une entreprise. La loi Travail a étendu ces droits à tous les actifs, salariés du privé mais aussi fonctionnaires et travailleurs indépendants. Elle a doublé les droits des personnes les moins qualifiées.

Mais le CPA ce sera aussi une plateforme de services numériques. Le but du CPA, c’est de donner à chacun le pouvoir de prendre en main son parcours professionnel. Pour y parvenir, les services numériques sont complémentaires des droits sociaux. Donner à chacun des heures pour financer une formation, c’est bien, mais si on peut sur le même site travailler à la définition de son projet professionnel, trouver le bon organisme de formation et l’évaluer après l’avoir suivie, nous allons beaucoup plus loin dans le service rendu à nos concitoyens.

Le CPA est donc co-construit avec les acteurs de l’innovation. Il sera lancé dès janvier 2017 avec des services innovants conçus par des startups, aidant les personnes à identifier leurs compétences et à définir leur projet professionnel. Il sera progressivement articulé avec l’Emploi Store et le projet de Bayes Impact, afin d’offrir à l’utilisateur un parcours intégré et cohérent.

Vous le voyez, le service public de l’emploi se transforme et il le fait en s’ouvrant sur l’extérieur.

Je voudrais maintenant en venir à la responsabilité des entreprises, les recruteurs comme celles qui conçoivent les outils numériques de recrutement, et notamment au sujet des discriminations.

La lutte contre les discriminations à l’embauche est une des priorités de mon action. Les discriminations sont une injustice mais aussi un non-sens économique. France Stratégie m’a récemment remis un rapport qui évalue à 150 milliards d’euros le coût des discriminations d’abord parce que les femmes puis les personnes présentant une ascendance migratoire africaine sont écartées des processus de recrutement et d’évolution dans l’emploi.

Ces pratiques discriminatoires privent donc notre économie de talents et de potentiels. Elles provoquent aussi désarroi, désespoir et suscitent un sentiment d’injustice et d’exclusion chez ceux et celles qui en sont les victimes ou qui le ressentent ainsi.

Pourtant, bien souvent, les discriminations ne sont pas volontaires. Elles résultent aussi d’habitudes, de pratiques stéréotypées, de réflexes inconscients. C’est pourquoi le Gouvernement a d’abord mis l’accent sur la pédagogie avec la campagne de communication « les compétences d’abord » (en avril dernier), puis en proposant des actions d’informations des entreprises sur les pratiques de recrutement sans discrimination, à travers les services de Pôle emploi.

J’ai signé la semaine dernière un partenariat entre Pôle emploi et Mozaïk RH, un cabinet de recrutement spécialisé dans la promotion de la diversité. Grâce à ce partenariat, nous allons renforcer nos capacités d’accompagnement tant auprès des jeunes issus de la diversité que des entreprises.

Mais, une fois ces actions de sensibilisation et d’accompagnement mises en place, il est indispensable d’aller plus loin. Aussi, le ministère du travail a lancé au printemps dernier une grande opération de « testing » à l’embauche auprès d’une quarantaine d’entreprises ayant des effectifs de plus de 1000 salariés. En ce moment même, nous recevons chaque entreprise testée pour lui présenter ses résultats et analyser avec elle les risques de discriminations lorsque le testing les a mis en lumière. Chacune de ces entreprises sera ensuite invitée à nous présenter son plan d’action en cours pour éviter les discriminations à l’embauche.

A l’issue de cette phase de dialogue et de travail constructif dans lequel les entreprises rencontrées jusqu’ici se sont engagées avec entrain, je n’exclus pas de désigner publiquement celles des entreprises qui auront fait le choix de ne pas s’associer à la dynamique collective.

Gagner le combat contre les discriminations passe nécessairement par une prise en compte de ces nouveaux modes de recrutement numériques.

Le numérique peut contribuer à cette lutte, par exemple lorsqu’il aide les individus à rendre visibles leurs compétences pour les recruteurs. C’est le but de Mindmatcher, une des startups que nous soutenons dans le cadre du plan NET. Sur l’Emploi Store, l’application « CV Vidéo » est une manière innovante de surmonter les mécanismes discriminatoires qui interviennent souvent dans la sélection des CV classiques.

Mais le numérique peut aussi être un facteur de reproduction voire d’amplification des discriminations. Les outils numériques peuvent donner à leurs utilisateurs un sentiment de fausse objectivité, ils peuvent aussi faciliter l’utilisation de mots-clés discriminatoires pour sélectionner des candidatures. Les algorithmes de matching peuvent avoir des conséquences discriminatoires indirectes, notamment lorsqu’ils conduisent à reproduire des pratiques discriminatoires antérieures.

Face à ces risques, nous devons d’abord appliquer pleinement la loi. Le Code du travail prévoit que « le candidat à un emploi est expressément informé, préalablement à leur mise en œuvre, des méthodes et techniques d’aide au recrutement utilisées à son égard ». Pourtant, et je crois que le sondage qui va nous être présenté par l’institut CSA le confirme, c’est le sentiment d’opacité qui prédomine . Les algorithmes sont perçus comme des « boîtes noires » aux conséquences imprévisibles.

Face à ce décalage entre une loi qui prescrit la transparence et le constat d’opacité, il nous faut réagir. Il revient aux professionnels du recrutement et aux partenaires sociaux de travailler sur les moyens qui permettent de garantir une information suffisante des candidats.

Nous devons ensuite lutter contre les risques de discriminations dès la conception des outils numériques et dans leur utilisation.
Le Défenseur des droits a produit un excellent guide pratique destiné aux professionnels du recrutement, intitulé « Recruter avec des outils numériques sans discriminer ».

Il faut désormais que tous les acteurs concernés s’approprient cette problématique. Les professionnels des ressources humaines peuvent approfondir la réflexion sur leurs pratiques. Les acteurs du numérique peuvent incorporer la préoccupation de la lutte contre les discriminations dès la conception des outils de recrutement.

Dans les prochaines semaines, je compte donc intégrer la question des outils numériques de recrutement dans notre plan d’action sur les discriminations, dans le cadre des partenariats que nous allons mettre en place avec le Défenseur des droits, avec le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et avec les associations.

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Vous l’aurez compris, ma conviction est que le recrutement à l’ère du numérique n’est pas qu’un sujet technique, c’est un sujet politique, porteur d’enjeux majeurs dans la lutte contre le chômage, l’égal accès à l’innovation et la lutte contre les discriminations. Je souhaite que les débats de ce colloque fassent progresser la compréhension partagée de ces enjeux et nous incitent encore davantage à l’action pour y répondre.