Discours de François Rebsamen au Sénat, le 29 avril 2014

Audition par la commission des affaires sociales
sur le projet de loi d’habilitation relatif à la désignation des conseils de prud’hommes

Seul le prononcé fait foi

Madame la Présidente de la commission des affaires sociales,
Mesdames et messieurs les sénateurs,

Tout d’abord, merci infiniment de m’accueillir aujourd’hui pour discuter du projet de loi habilitant le gouvernement à réformer le mode de désignation des conseillers prud’homaux. Je suis ravi de vous retrouver !

Je voudrais d’abord vous dire en quelques mots ce que n’est pas ce projet de loi : ce n’est pas un projet réformant la juridiction prud’homale ou son fonctionnement. Les difficultés de fonctionnement des conseils de prud’hommes sont connues – le récent rapport Marshall les a mises en lumière. Le rapport que doit remettre dans les semaines qui viennent le président de la chambre sociale de la cour de cassation, M. Lacabarats examinera les voies permettant de résoudre ces difficultés : engorgement, délais, difficulté de mise en état des affaires, place de la conciliation dans la procédure etc. Il s’agira donc d’améliorer le fonctionnement des prud’hommes, juridiction d’importance, la plus ancienne et sans doute l’une des plus modernes et protectrice des salariés.

« Affaiblir les prud’hommes, c’est affaiblir les plus faibles » a écrit Pierre Joxe et croyez bien mes chers collègues que je partage ce principe.
Affaiblir les prud’hommes, c’est aussi aller contre notre modèle social qui permet un règlement des litiges par les pairs – salariés et employeurs. Les salariés comme les employeurs ont besoin d’une juridiction qui les connaissent, connaissent les sources de litiges pour mieux les régler : licenciement contesté, relations de travail dégradées, CDD à répétition, etc.

Mais là n’est pas le sujet qui nous réunit aujourd’hui. Gare à l’amalgame qui suscite la confusion. Nous tenons à la justice prud’homale, à son histoire, à ses apports. Avec Christiane Taubira, nous allons travailler à son renforcement. Personne ne veut remettre en cause l’institution prud’homale, au contraire !

J’en viens donc maintenant à ce qu’est ce projet de loi. Il a pour objet de modifier le mode de désignation des conseillers prud’homaux à partir de 2017. Il habilite le gouvernement à mener cette réforme en profondeur. L’idée est de se fonder, désormais, non plus sur l’élection directe, mais sur la mesure de l’audience que permettent désormais les réformes de la représentativité syndicale puis patronale menées ces dernières années.
Le paysage de la démocratie sociale a changé.
Deux grandes réformes ont eu lieu :
- celle de la représentativité syndicale, ayant abouti en 2008 et dont l’un des inspirateurs est Gérard Larcher ;
- et celle de la représentativité patronale, votée en février dernier ici même.
Ces deux réformes d’ampleur ont un même but : asseoir la crédibilité de la démocratie sociale. L’ensemble des forces politiques peuvent se retrouver sur cet objectif, comme les forces sociales elles-mêmes. C’est la « position commune » portée par la CGT et la CFDT (2008) qui a donné naissance à la réforme de la représentativité syndicale et c’est dans la concertation que nous avons fondé la réforme de sa représentativité.
La mesure de l’audience est aujourd’hui reconnue par tous comme un élément clair et incontestable. Nous pouvons en être collectivement satisfaits.
A ceux qui contestent la suppression de l’élection je réponds que le principe électif demeure. En effet, le système proposé se fonde sur l’audience des organisations. Or qu’est-ce que cette audience, si ce n’est le fruit des suffrages, et de tous les suffrages ?

Au total, ce sont 5,4 millions de salariés dont le vote a été pris en compte pour la représentativité syndicale. 5,4 millions, c’est davantage que le nombre de votants de la dernière élection prud’homale de 2008 (4,9 millions). Le vote est au cœur du mécanisme de représentativité et d’une démocratie sociale vivante.

La dynamique est là, tandis qu’elle a déserté la désignation des conseillers prud’homaux, on ne peut que le regretter. La participation diminue d’élection en élection. 75% des inscrits n’ont pas participé au vote en 2008 ! En 1979, l’abstention n’était que de 37%. C’est une évolution dommageable qui porte atteinte à l’image de l’institution prud’homale et qui doit nous questionner.

Mais pour moi ce n’est pas l’argument essentiel et pas le seul. Nous proposons de modifier le mode de désignation non parce qu’il est boudé – sinon il faudrait supprimer beaucoup d’élections (même si aucune n’atteint en France le niveau d’abstention des élections prud’homales) – mais parce qu’il ne correspond plus parfaitement à ce mandat et finit par le fragiliser.

Je m’explique.
Conforter l’identité et la pertinence de l’institution prud’homale, c’est établir une connexion directe avec les acteurs sociaux, c’est-à-dire avec la mesure de leur audience. C’est sur cette base que se fonde leur légitimité à représenter les salariés, négocier des accords, siéger dans les instances paritaires, c’est-à-dire les défendre a priori, et donc – c’est que nous proposons – aussi a posteriori dans un conseil de prud’hommes. Voilà le sens du mécanisme de désignation.
La séparation persistante entre la mesure de l’audience et un processus de mesure spécifiquement prud’homal est infondée et potentiellement nuisible. Quand la mesure de l’audience n’existait pas et que les élections étaient éparpillées, l’élection prud’homale jouait un rôle de mesure par substitution. Ce temps est désormais révolu.
La logique aurait voulu que cette évolution s’engage en 2008. Mais il manquait le recul sur la mise en œuvre de la réforme et il manquait la représentativité patronale. Ces deux éléments sont désormais acquis, il est temps de boucler la boucle.

La légitimité des élections professionnelles au comité d’entreprise et des délégués du personnel sera accrue par la réforme qui fera le pont avec les prud’hommes. L’enchaînement est même très logique. Ces élus et délégués sont les plus proches des salariés et sont tous les jours amenés à gérer des problèmes juridiques susceptibles de conduire aux prud’hommes s’ils ne sont pas résolus. Créer une cohérence et une continuité va de soi.

La mesure nationale de la représentativité, je tiens à le préciser, n’empêche en rien une appréciation territoriale des résultats. C’est un des points techniques que les travaux de concertation à conduire préciseront.

Un mot sur l’argument financier.
A chaque élection, les sommes investies dans l’organisation vont croissantes de la part de l’Etat mais aussi de la part des organisations syndicales et patronales. De l’ordre de 100 millions pour le seul Etat.

Mais la question n’est pas de savoir si cela coûte cher, trop cher, la question, la seule qui vaille,, est celle de l’efficacité des sommes engagées au regard de qu’on est en droit d’exiger pour la défense des les travailleurs.
Et j’ai l’intime conviction que ces sommes seraient plus utiles ailleurs, c’est-à-dire dans le financement de la démocratie sociale elle-même, que ce soit dans le financement de la formation syndicale ou celle des conseillers prud’homaux
Là se trouve réellement l’intérêt des salariés.

J’entends parfois des questionnements sur la constitutionnalité du dispositif de désignation. L’assemblée générale du Conseil d’Etat a étudié précisément cette question dans le cadre de l’avis sur le projet de loi sur la formation professionnelle, l’emploi et la démocratie sociale. Sa conclusion est que le dispositif de désignation ne soulève pas de problème de constitutionnalité. Je crois que c’est assez clair et de nature à éteindre la polémique.

Quelques mots également pour justifier le recours à l’ordonnance. Celle-ci me semble nécessaire au regard de la très grande technicité du sujet – notamment du maillage pertinent pour désigner les conseillers- et de la nécessité d’avancer pas à pas en concertation avec les organisations pour parvenir à un système équilibré.

J’en viens au dernier sujet, celui de la temporalité de la réforme. Deux éléments se mêlent.
D’une part il y a une forte demande, légitime, de concertation sur les modalités concrètes de sa mise en œuvre. Cette demande traduit des inquiétudes, des incertitudes. Je les comprends, je les entends.
D’autre part, le dispositif tel qu’il figure dans le projet de loi se heurte à une double difficulté de calendrier lié à l’expiration fin 2015 des mandats actuels.

1) Du côté des salariés, les résultats d’audience disponibles fin 2015 seront ceux du premier cycle de représentativité, qui s’est achevé en 2012. Les résultats du deuxième cycle ne seront connus qu’en 2017.

2) Du côté patronal, nous n’aurons pas de données sur la représentativité, le premier cycle ne fournira ses résultats qu’en 2017.

Pour cette double raison, le projet envisageait un système transitoire de deux ans, entre 2015 et 2017. Ce système est forcément complexe, avec un fonctionnement différent pour les salariés et pour les employeurs. Il conduirait en outre à la désignation de conseillers prud’homaux qui devraient s’investir, se former, alors même qu’ils ne resteront potentiellement que pour deux ans.
Pour ces raisons, après avoir consulté toutes les organisations syndicales et patronales, j’ai décidé de proposer une dernière prorogation pour deux ans des mandats des conseillers actuels. Ainsi, nous pourrons directement fixer le régime définitif, qui s’appliquera en 2017, à l’issue d’une concertation approfondie avec toutes les parties prenantes. Ainsi, nous disposerons en 2017 d’un système nouveau entièrement fondé sur la représentativité des organisations y compris du côté patronal.

Pour porter cette évolution, je souhaite bien entendu consulter le Conseil d’Etat. Une lettre modificative sera donc préparée. Cela décalera de quelques semaines l’examen de ce texte, mais je suis certain que ces semaines seront utiles pour dissiper les malentendus qui subsisteraient éventuellement !

Mesdames et Messieurs,
Après la loi du 5 mars dernier qui a posé les bases d’une réforme profonde de notre démocratie sociale, après la loi de 2008 qui avait initié le mouvement de la représentativité syndicale, il nous appartient aujourd’hui d’adapter les modes de désignation des conseillers prud’homaux. C’est une réforme qui ne change rien à ce qu’est l’institution prud’homale et n’a pour objectif que de renforcer sa légitimité.
Mais c’est une réforme technique et complexe dans ses modalités de mise en œuvre, la proposition de report que je vous fais aujourd’hui permettra de laisser le temps aux échanges et à la concertation pour la mener à son terme.