Cérémonie de remise du 6ème Prix du Roman d’Entreprise et du Travail

Discours de François REBSAMEN

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le président d’honneur et lauréat du Prix 2014,
Mesdames, messieurs les jurés,
Mesdames, messieurs les représentants des partenaires sociaux,
Messieurs les parlementaires,
Mesdames, messieurs les auteurs,
Mesdames, messieurs,

Permettez-moi de prolonger le suspense de quelques minutes. Je sais, l’attente commence à se faire longue, mais avant d’annoncer le nom du lauréat 2015 du Prix du Roman d’Entreprise et du Travail, je veux d’abord vous remercier, vous tous qui faites vivre ce prix :
  Place de la Médiation, tout d’abord, qui l’a crée en 2009 ;
  Technologia et l’ANDRH, qui l’organisent pour la sixième fois ;
  Les jurés et les auteurs sélectionnés cette année, qui ont choisi comme toile de fond de leurs fictions les petits et grands événements de la vie au travail ;
  Vous tous, enfin, qui, par l’intérêt dont témoigne votre présence ce soir, permettez au Prix d’être connu comme il le mérite.
Oui, il le mérite, car c’est à l’origine une belle idée : l’idée que le roman a quelque chose à dire sur l’entreprise et sur le travail. Sachez que c’est pour moi un plaisir de vous accueillir ce soir au ministère, et un honneur d’annoncer le nom du lauréat.

Mais si je veux vous remercier, c’est aussi parce qu’une fois par an, vous donnez au ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, l’occasion de parler du travail autrement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : non pas de parler d’autre chose, mais de revenir aux sujets qui nous occupent tous, au quotidien, par le détour de la fiction.

A quoi bon ce détour, quand on a sous la main toutes les statistiques, toutes les études qui nous permettent de penser le travail ? Quelle place pour le roman ?

Je répondrai par une anecdote : à Engels qui l’interrogeait sur la meilleure méthode pour comprendre la société française du XIXème siècle, Marx répondit un jour qu’il devait abandonner la lecture des travaux d’économistes, des essais et des statistiques. Il devait lire La Comédie humaine.

Il n’y a selon moi aucune légèreté dans ce conseil, aucune provocation. Simplement la parfaite conscience de ce que peut le roman. Ce qu’il peut, c’est faire comprendre, et faire comprendre mieux qu’un essai, qu’une étude, ou qu’ une statistique. Un bon roman sur le travail comble le vide laissé par les chiffres, les graphiques, saisit ce qu’ils ne saisissent pas : une expérience singulière, des passions, la complexité des rapports entre les individus.
Autrement dit, le roman produit une vérité complémentaire. Et quand il parle du travail, c’est une vérité sur le travail qu’il nous livre : une vérité à hauteur d’homme, précieuse à tous ceux qui, comme moi, ont la charge d’élaborer les politiques du travail et de l’emploi. N’y voyez surtout aucune attaque masquée contre la Dares…. Ses travaux sont essentiels. Mais la vérité du roman est, je le disais, complémentaire.

Un roman auquel le Prix du Roman d’Entreprise et du Travail est décerné ne permet pas seulement l’évasion de ce monde, le refuge dans l’imaginaire. Il nous entraîne au cœur du monde du travail, au cœur de sa complexité. Et cette complexité à laquelle le roman donne accès, cette épaisseur de l’expérience qu’il restitue, mettent au défi toutes les représentations simplistes, caricaturales qui peuvent parfois être données du travail.
La mise au jour d’une vérité complexe, ambigüe ; complexe et ambigüe comme l’est la vie, et l’expérience que chacun fait du travail, voilà ce que distingue à mon sens le Prix que nous remettons ce soir.

J’en viens maintenant au moment que vous attendez tous, l’annonce du lauréat :
Le 6ème Prix du Roman d’Entreprise et du Travail est décerné à : Jean-Paul Didierlaurent pour Le Liseur du 6h27.

(Le lauréat monte sur scène)

Je vous adresse, cher Jean-Paul Didierlaurent, mes plus sincères de félicitations.

Ce que je viens de dire sur la vérité propre au roman pourrait sembler contradictoire avec le récit poétique, proche du conte, que le jury a choisi de distinguer cette année.
La contradiction n’est à mon sens qu’apparente.
Ce que Le Liseur du 6h27 donne à lire et à ressentir, c’est d’abord la routine. La routine qui n’est qu’un rituel vidé de son sens ; de son sens, c’est-à-dire de direction : un temps sans hier, ni demain, parfaitement cyclique. Ce temps-là enferme, angoisse. Surtout quand on travaille sur une machine aussi inquiétante que la Chose, la broyeuse à livres que les premiers chapitres décrivent minutieusement. Cette description rappelle une tradition : celle du roman de Zola. Il y a, me semble-t-il, dans un peu de la Lison de La Bête humaine dans la Zestor 500, mais une Lison inquiétante et qui fait planer sur chaque journée de travail comme une menace sourde.

Un peu de Zola, il y en a aussi dans les personnages qui apparaissent comme autant de types définissant les rapports sociaux qui naissent au travail. L’exploiteur, c’est Kowalski, le patron de la Stern Company, qui n’acceptera d’arrêter la machine que quelques minutes après l’accident de Giuseppe. Le marginal, c’est Yvon Lambert, qui poétise son quotidien - ouvrir/fermer la barrière qui donne accès à l’usine -, en le faisant tenir dans les douze pieds de l’alexandrin, son seul mode d’expression. La victime enfin, c’est Guylain Vignolles, le personnage principal, qui subit autant la contrepèterie permise par son nom, que son existence morne, entre l’usine et son studio.
Les personnages sont bons ou mauvais. Il n’y a pas d’entre deux. Et ce n’est pas là un reproche : c’est au contraire ce qui donne au récit ses allures de conte moral.

Mais ce que raconte Le Liseur du 6h27, c’est aussi la possibilité de rompre ce temps cyclique et de conjurer l’angoisse que peut générer le travail. Cette possibilité a un nom : c’est la quête. Cette quête, c’est celle de l’auteure des textes que Guylain Vignolles découvre sur une clef USB oubliée dans le RER. C’est celle de Julie qui transfigure son travail pénible par la poésie et par l’humour, et dont il tombera vite amoureux.
Cette quête aussi, c’est celle de l’autre. Si Guylain trouve du réconfort dans la lecture à voix haute des fragments de livre qu’il recueille chaque soir pendant le nettoyage de la Chose, il découvre progressivement les joies du partage avec son auditoire. Cette découverte se traduit aussi par le passage de la lecture de fragments à celle d’un récit complet. D’un texte qui a du sens et qui avance. _ Le liseur du 6h27 raconte aussi une initiation, qui, au travers de la quête, permet au personnage de connaître une seconde naissance.

Je m’arrêterai là. Tout le monde a compris qu’il s’agissait là d’un beau roman, d’un roman qui fait du bien, puisqu’il donne une voix à ceux que l’on appelle les « invisibles », et qu’il représente leur capacité à poétiser le monde.

Il s’agit aussi d’un premier roman, puisque Jean-Paul Didierlaurent n’a jusqu’alors écrit que des nouvelles. Ce prix doit donc l’encourager à continuer d’écrire des romans. Des romans qui, comme Le Liseur du 6h27, diront la complexité de l’expérience du travail : entre prose et poésie, entre trivial et sublime, à la fois souffrance et source d’épanouissement, jamais parfaitement l’un ou l’autre, toujours l’un et l’autre.

Elle est là, la vérité ambigüe et complexe du travail que j’évoquais en préambule : dans ces contradictions qu’il faut s’efforcer de résoudre, en s’engageant, comme le fait mon ministère depuis 2012, en faveur de la qualité de vie et du bien-être au travail. Cet engagement, mon ministère le partage avec les médecins, les inspecteurs du travail et les syndicats, et ce prix est aussi l’occasion de le rappeler.

Les romans sont là pour nous faire voir et ressentir ces contradictions, cette complexité qui sans eux nous échapperait. C’est pour cette raison que je veux tout particulièrement remercier pour finir celles et ceux d’entre vous qui se consacrent à cette belle mission de dévoilement et qui nous réunissent ce soir, les romanciers.

Je vous remercie.