Discours de Myriam El Khomri - Clôture des entretiens France-BIT, 21 octobre 2016

Monsieur le Directeur général de l’Organisation Internationale du Travail, cher Guy Ryder,

Monsieur le Délégué gouvernemental, représentant du gouvernement français auprès du BIT, cher Claude Jeannerot,
Mesdames, Messieurs,

Je suis particulièrement heureuse de conclure ces entretiens France-BIT dans ce temple du savoir et de l’intelligence, qu’est le Collège de France. Je souhaite à ce titre remercier très chaleureusement le professeur Alain Supiot pour avoir facilité la tenue de cet évènement, organisé conjointement par le ministère du Travail et le Bureau international du Travail. Monsieur le professeur, je lis toujours vos travaux avec un vif intérêt, même lorsque votre sens critique vis-à-vis de l’action publique s’exprime sans ménagement. Je suis honorée de partager ce moment avec vous.

***

Avant d’aborder avec vous le thème du jour, je souhaitais insister sur l’importance même de ces entretiens, que nous avons voulus ouverts à un public plus large qu’auparavant. C’est tout à fait nécessaire.

Car, chacun a pu le constater encore récemment, la question du travail passionne les foules. Dans un contexte de chômage qui reste à un niveau important, c’est bien compréhensible. Cette question reste la priorité des Français et les mobilise fortement. J’en ai moi-même fait l’expérience la plus concrète au printemps dernier… De ces mobilisations, je retiens un point essentiel : que le débat public, même de façon éruptive, se soit cristallisé pendant quelques semaines autour d’une loi posant la question du travail.

Car, derrière elle, c’est toute l’organisation sociale, toute notre vie en société qui se dessine. Quel monde du travail, quelle organisation, quelle réglementation, quel levier d’émancipation, quel risque d’exploitation, quel lieu de socialisation en faisons-nous ?

Il existe une histoire sombre du travail, faite d’oppression et de domination sociale… Cette histoire ne date pas d’hier mais constitue encore, dans nombre de pays, la réalité quotidienne de populations exploitées, qui s’épuisent en marge d’un processus de développement dont elles ne partagent pas, ou si peu, les bénéfices.

J’agis pour ma part de façon très volontariste pour que l’Europe encadre encore davantage le travail détaché, qui donne lieu à d’importantes fraudes et voit parfois des personnes placées dans des situations professionnelles indignes, où la sécurité et les droits sociaux des travailleurs sont tout simplement bafoués.

Cette réalité existe : nous ne devons pas l’ignorer et nous devons la combattre sans relâche.

Mais nous devons dans le même temps promouvoir une autre histoire et une autre conception du travail, vu dans sa dimension émancipatrice. L’identité professionnelle, le métier, le savoir-faire, la place que l’on occupe au sein du système productif, les relations sociales que l’on y tisse, tout ceci fait partie d’une construction
individuelle qui doit conduire à la réalisation et à l’épanouissement de chacun.

Développer une vision du travail, c’est bien développer une vision de la société. Et des conceptions différentes du travail définissent des projets de société différents. Nous touchons donc au cœur de la politique.

***
Les débats de ce jour étaient consacrés aux mutations des entreprises et aux conséquences de ces mutations sur le monde du travail. Voilà un thème qui illustre parfaitement mes propos précédents : lorsque l’économie se mondialise, lorsqu’elle doit faire avec la révolution numérique ou la transition écologique, lorsque tous ces facteurs
cumulent leurs effets et produisent des mutations accélérées, cela modifie profondément notre organisation sociale en général et la place du travail en particulier.

Je ne prendrais qu’un seul exemple, très connu et très concret : celui des plateformes collaboratives. Il s’agit bien là de nouvelles formes d’entreprises, qui permettent à chaque individu de devenir, avec un simple smartphone, à la fois producteur, distributeur et consommateur.

Bon nombre de ces entreprises ont rencontré un succès fulgurant parce qu’elles ont apporté une plus-value sur des besoins fondamentaux – le transport, la restauration ou encore l’hébergement – et parce qu’elles ont su en partie répondre à une aspiration à des rapports plus directs, sans intermédiaires et sans hiérarchie apparente.

Mais dans le même temps est très vite apparue une organisation du travail totalement dérégulée, à l’origine parfois d’une nouvelle forme de « précariat ». Je crois, cher Alain Supiot, que vous avez utilisé pour décrire ces travailleurs l’expression d’« entrepreneurs dépendants ». Un oxymore qui, je trouve, décrit de façon très juste, le paradoxe qui conduit des collaborateurs de plateformes formellement indépendants à subir, finalement, une dépendance de la part d’un nouveau type de donneur d’ordre.

Je ne dis pas que la perspective de devenir chauffeur pour une plateforme ne constitue pas une opportunité intéressante - j’ai suffisamment pu le constater auprès de jeunes issus de quartiers gangrénés par le chômage : dans ces quartiers, la capacité à créer son propre emploi y rencontre un écho puissant - mais, force est de constater que cette opportunité se traduit parfois par de nouvelles formes d’aliénations inacceptables.

Et c’est ici que le politique intervient. Tout du moins, le politique qui considère que la société n’a pas à subir les changements qu’un système économique lui impose. Que des opportunités de développement économique peuvent rejoindre des aspirations sociales.

C’est selon ce schéma qu’a été pensée et que sera mise en œuvre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours, que j’ai portée au nom du gouvernement.

Avec cette réforme, il s’agit de faire du travail le moteur d’un progrès économique et social partagé, en repensant l’articulation de l’individuel et du collectif.

Je reviens à mon exemple des plateformes collaboratives, dont ce texte reconnaît pour la première fois la responsabilité sociale. Cette loi introduit pour les actifs concernés un dispositif d’assurance qui couvre les accidents du travail, ainsi qu’un droit d’accès à la formation professionnelle continue et la reconnaissance de leurs droits syndicaux. Faire évoluer notre modèle social pour protéger ces nouveaux « entrepreneurs dépendants », leur accorder des garanties sans entraver leur volonté d’autonomie, mieux, leur accorder des garanties pour les aider à satisfaire leur volonté d’autonomie, c’est répondre aux enjeux du monde qui vient.

Cette volonté de penser des protections contemporaines est le noyau même de ce texte, rarement compris, souvent caricaturé.

Lorsque que nous créons le droit à la déconnexion avec la loi travail, nous réaffirmons en principe et en pratique le respect de la vie privée dans un monde où la vie professionnelle se fait plus envahissante via les outils numériques. Nous apportons concrètement une protection attendue et utile pour les salariés.

Lorsque nous créons le « Compte personnel d’activité », nous imaginons bien une nouvelle forme de protection professionnelle, adaptée au monde du travail et la société. En attachant des droits – que ce soit à la formation, à un bilan de compétence ou à l’aide à la création d’entreprise - à la personne et non plus à un statut, nous réalisons un tournant majeur.

La « société salariale » de l’ère industrielle avait donné naissance à un système de protection sociale dont la vocation première était de réduire les risques sociaux.

Au sein d’une société « post-industrielle » moins monolithique et plus complexe, même si salariat reste encore la norme, nous avons voulu faire émerger une protection sociale qui ajoute à cette fonction « défensive », celle de renforcer le « pouvoir d’agir » des actifs. C’est la première pierre de ce que certains ont appelé une sécurité sociale professionnelle pour garantir une continuité de droits face à la discontinuité des parcours. C’est à mes yeux, un puissant vecteur de réduction du sentiment d’« insécurité sociale » qui frappe nos sociétés : il ne s’agit plus seulement de faire face aux risques, mais bien de les prendre avec confiance.

Je suis également convaincue que la place nouvelle faite au dialogue social dans l’entreprise est une réponse en phase avec les enjeux de notre temps. Je rappelle que, désormais, le champ de la négociation d’entreprises est élargi, notamment au temps de travail, tout en conservant des règles légales, comme les 35 heures, et tout en conditionnant l’adoption d’un accord au soutien de syndicats ayant obtenus au moins 50% des voix aux dernières élections professionnelles. Un souffle démocratique inédit dans notre République sociale et une garantie forte pour les salariés et leurs représentants.

Ce dialogue social de proximité exigeant est un outil qui permet de mieux prendre en compte tout à la fois la diversité des situations des entreprises et les aspirations des salariés, en nous faisant progresser vers une culture du compromis. Notre culture syndicale, faite de luttes et de conflictualité, doit aujourd’hui se réinventer pour contribuer à renforcer la démocratie dans l’entreprise.

Car, plus fondamentalement, je pense que le renforcement du dialogue social de proximité correspond à une aspiration profonde des individus à participer à l’élaboration des décisions qui les concernent. D’une certaine façon, décentralisation, démocratie participative, et dialogue social de proximité dans l’entreprise s’inscrivent dans le même mouvement, celui d’un partage de la décision. Ici encore, et en cela le texte a sa cohérence, il s’agit de renforcer le « pouvoir d’agir ».

***
Je pourrais sans peine disserter plus longtemps sur la loi travail mais ai été déjà bien longue. Comme cette dernière session des entretiens France-BIT étaient toutefois consacrée à une « discussion politique », j’ai souhaité avec cette intervention décrire quels avaient été les choix « politiques » du gouvernement en matière de travail. Ce projet, c’est celui d’une « liberté protectrice », qui conjugue autonomie et droits collectifs. C’est le sens des accords d’entreprise majoritaires, du compte personnel d’activité ou du droit à la déconnexion.
Celui-ci n’est assurément pas un aboutissement, il n’est qu’un commencement. Le revenu universel en sera peut-être le prolongement un jour.

Je veux pour terminer saluer l’OIT, et l’Initiative sur l’avenir du travail que vous avez lancée, cher Guy Ryder. Les échanges d’aujourd’hui constituent, j’en suis certaine, une contribution importante à cette réflexion, qui doit nous permettre de relever les défis posés, en faisant avancer le progrès économique et social.

Je vous remercie.