Discours de François Rebsamen, le 30 avril 2014, sur la proposition de loi sur le don de jours de repos

Seul le prononcé fait foi

Monsieur / Madame le Président(e)
Mesdames et messieurs les sénateurs,

Il revient à la haute assemblée d’examiner aujourd’hui la proposition de loi déposée par le député UMP de la Loire Paul Salen, portant sur le don de jours de repos.

Ce texte propose d’autoriser un salarié à renoncer anonymement et sans contrepartie, avec l’accord de son employeur, à des jours de repos au profit d’un autre salarié de l’entreprise ayant la charge d’un enfant de moins de vingt ans atteint d’une maladie grave, d’un handicap ou victime d’un accident rendant nécessaire une « présence soutenue ».

Dans la proposition de loi, tous les types de jours de repos sont concernés (RTT, jours de récupération ou congés payés ordinaires), aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Cependant, parmi les jours de congé annuel ordinaires, seuls peuvent faire l’objet d’un don, ceux qui sont au-delà du 24e jour.

D’emblée, je veux dire que je comprends les motivations louables, humaines, qui ont présidé au dépôt de ce texte en 2011.
Le député Salen s’est inspiré de l’initiative de salariés de sa circonscription. En 2009, ils avaient mobilisé 170 jours de RTT pour permettre à un père de rester au chevet de son enfant atteint d’un cancer en phase terminale.
Cette proposition de loi appelle une position nuancée.
Mais avant de répondre au problème de fond, je voudrais dire ma compassion pour les familles qui subissent la terrible épreuve de la maladie d’un enfant.

Cette tragédie et la douleur qu’elle provoque s’accommode mal des contraintes administratives et légales. Comment ne pas comprendre que des parents veuillent accompagner leur enfant dans la maladie en étant auprès de lui ? Comment accepter que la loi soit un frein à ce qui semble légitime

Le code du travail permet déjà à un parent d’un enfant gravement malade de s’absenter (congé de présence parentale). Ce congé est de 310 jours sur une période maximale de 3 ans. Mais un temps imparti est par nature arbitraire. Le passage d’un seuil à l’autre a systématiquement quelque chose d’injuste, et même dans certaines situations dramatiques, de profondément injuste.

Pour autant, j’ai sur le fond de fortes réserves quant à l’opportunité d’une loi.
D’abord parce que les jours de repos répondent à un impératif de protection de la santé des salariés. Ils sont nécessaires et ont été conquis de haute lutte. Ils doivent être préservés autant que possible. En tant que gouvernants et législateurs, nous sommes aussi les gardiens de l’ordre public social qui ne peut être défait, même pour des motifs honorables.
Un autre élément renforce mon sentiment : le congé n’est pas un capital ou un patrimoine, mais un droit. En ce sens, il ne peut pas s’échanger, de la même manière que l’on n’échange pas d’autres droits telles ses indemnités chômage ou maladie. Le congé a vocation à être pris, pas à être échangé, fût-ce dans le cadre d’un « don ». 3

Je ne trouve pas non plus souhaitable que la solidarité résulte de l’assemblage de dons individuels (ici des jours de congés donnés). Je crois à l’inverse à la solidarité collective et mutualisée. C’est la seule qui ne soit pas aléatoire.

Plus pragmatiquement, l’application concrète de ce genre de don serait nécessairement imparfaite et surtout inégale entre les salariés, en fonction du mode d’aménagement du temps de travail, des durées différentes des congés, de la taille de l’entreprise, et du pouvoir décisionnaire de l’employeur. Or, en tant que gouvernants et représentants de la nation, l’une de nos missions est de maintenir les conditions de l’égalité.

Pour autant, il ne s’agit pas de briser les élans de solidarité et si, ici ou là de telles pratiques venaient à l’emporter, je ne pourrais que féliciter la mobilisation et l’altruisme d’hommes et de femmes qui décident de sacrifier une part de leurs droits par solidarité avec une situation déchirante.
Mais ne pas interdire ne veut pas dire généraliser. L’instrument de la loi n’est pas le bon. Et lorsque d’autres modes de régulation existent, qu’ils sont plus pertinents, il est inutile et superfétatoire de légiférer.

Des entreprises ont souhaité s’engager dans cette voie. Merial, filiale de Sanofi, et certains de ses syndicats ont signé un accord d’entreprise sur « l’absence enfant gravement malade » qui crée la possibilité de dons de congés entre collègues de travail pouvant compléter un congé de 20 jours rémunérés à 75%. Après le recours à ces 20 jours, une période de recueil de dons de congés peut être ouverte. Elle est limitée à 2 semaines.

Autre exemple, celui de Casino. L’accord d’entreprise institue un fonds appelé « plan congé de l’aidant familial » dont l’objet est de financer le maintien de la rémunération de salariés absents au titre d’un tel congé. Ce fonds est alimenté par les dons de RTT ou de congés plafonnés à 12 jours par an.
Un décret paru au Journal Officiel le 20 janvier 2013 a élargi aux fonctionnaires le bénéfice du congé de solidarité familiale.

Le gouvernement porte donc, lui aussi, des avancées sur ce sujet, corrigeant l’inégalité qui existait entre salariés du public et du privé, pour pouvoir accompagner au mieux la fin de vie d’un être cher. Le droit du travail évolue ainsi pour mieux correspondre aux besoins des salariés et des familles.

Enfin, fidèle au dialogue social à la française, je crois à la concertation préalable avec les organisations syndicales et patronales. Or celles-ci se montrent très majoritairement défavorables à une telle disposition législative.

Voici donc mesdames et messieurs, les réserves du gouvernement sur cette proposition de loi.
Il faut savoir prendre la distance nécessaire et surtout faire confiance aux acteurs, à leur maturité, à leur capacité de passer ensemble des accords quand le besoin s’en fait sentir. La loi n’est pas le seul instrument de régulation, il y a aussi l’intelligence collective des forces sociales qui savent passer des accords dans les entreprises. Légiférer pour instaurer un don de congés individuel c’est à mon sens renoncer à un choix collectif de solidarité qui fonde une société, et au-delà, les valeurs de la gauche,pour la remplacer par une somme de choix individuels qui, même généreux, restent individuels et ne sauraient construire les fondements de notre vie en commun.

Vous l’avez compris, mesdames et messieurs, le gouvernement considère que la loi ne peut répondre à ces situations de détresse. Mais face à des épreuves aussi douloureuses, il n’existe pas de bonnes solutions, aussi le gouvernement s’en remettra à la sagesse du parlement.