Discours de François Rebsamen - Colloque du COE « Faire de l’innovation un levier pour l’emploi »

Intervention de François Rebsamen à l’occasion du colloque du Conseil d’orientation pour l’emploi, le 9 octobre 2014.

Le thème de votre colloque définit un enjeu très intéressant.
Je ne le dis pas par convention mais par conviction.
En effet il faut avoir une vision positive de l’innovation, aussi bien par philosophie, que par intérêt économique : c’est le seul chemin viable pour l’économie européenne.

Mais il ne faut pas ignorer que, si l’innovation crée des emplois, elle en détruit aussi, rend obsolète des compétences et en demande de nouvelles.
La première révolution industrielle a détruit environ 80% des entreprises. Ne l’oublions pas.

L’enquête BVA que vous avez présentée tout à l’heure montre bien que les salariés sont conscients de ces enjeux, avec une parfaite égalité entre

  ceux qui pensent que l’innovation crée plus d’emplois qu’elle n’en détruit,

  ceux qui croient à l’inverse,

  et ceux qui ne se prononcent pas.

C’est dire si la société s’interroge !
Alors nous devons éclairer la réflexion.
Merci donc de nous donner l’occasion de le faire.

1. L’innovation porte et portera l’emploi

L’innovation est créatrice d’emplois. Elle ouvre de nouveaux marchés, transforme des pratiques et des usages et donc crée de la valeur en même temps que de nouveaux besoins.
La France doit être capable de construire des champions (elle en a, il lui en faudra d’autres) – et donc capable d’inventer elle-même ses propres emplois de demain.
Citons des réussites innovantes : Criteo, Deezer, PriceMinister, vente-privee.com, Daylimotion, etc.
Nous avons tout un champ économique nouveau à investir.
L’investissement et la R&D sont donc moteurs pour relancer l’économie.
D’ores et déjà, nous savons que différentes technologies tireront l’économie et l’emploi :
  L’internet mobile, créant de nouveaux services (éducation, commerce…). Exemple : montre connectée indiquant l’heure d’arrivée du bus, lunettes à réalité augmentée. Et l’internet des objets. Exemple : une machine-outil demandant elle-même réparation à un robot.
  Le travail de la connaissance automatisée. Exemple : assistant numérique à reconnaissance vocale, scanner intelligent capable d’analyser et de synthétiser des milliers de documents juridiques.
  Le cloud computing, sous réserve que la couverture réseau du territoire progresse aussi.
  La robotique, dont on voit les usages domestiques.
  On pourrait encore citer le véhicule autonome, la génomique pour mieux comprendre et prévenir certaines maladies, l’impression 3D, ou les nanomatériaux
  Et bien sûr les technologies vertes, des énergies renouvelables (qui finiront par être stockables) à la culture de bactéries riches en carburant (énergie) ou en enzyme (santé).
Ça, c’est la face positive.

2. Suivre le rythme, ou le vrai défi de l’innovation

Mais dans chaque cas, si des secteurs croissent, d’autres régressent et exigent des évolutions, des changements.
Prenons un exemple : les compteurs intelligents ne vont pas supprimer le métier de chauffagiste, de plombier ou de gestionnaire de grands réseaux d’eau. En revanche ils vont demander d’autres savoir-faire.
Plus que la disparition des métiers nous sommes donc face à leur mutation ! L’analyse, secteur par secteur, des recrutements d’aujourd’hui par rapport à ceux d’il y a quelques années montre que les besoins bougent déjà.
Donc l’innovation est créatrice d’emplois si et seulement si l’appareil de formation bouge avec elle.
L’innovation technologique nous demande à nous, acteurs de l’emploi et des compétences, une vraie stratégie :
  comprendre les besoins,
  construire les passerelles entre ce qui décroît et ce qui croît,
  adapter la formation,
  anticiper et accompagner les mutations pour qu’elles ne soient pas de profondes ruptures.
Le défi est colossal. Il va falloir le relever.

3. L’innovation et la structure sociale de l’emploi

L’innovation n’a pas un effet égal sur tous les emplois et tous les travailleurs.
Notre pays n’est pas à l’abri d’une importante segmentation du marché du travail entre,
  d’un côté, des professionnels très qualifiés qui ont l’embarras du choix face à des entreprises n’arrivant pas à satisfaire leurs besoins en métiers innovants et donc à se développer ;
  et de l’autre des travailleurs peu qualifiés qui ne trouvent pas d’emploi.
Le risque de l’innovation – outre un solde pas forcément positif entre créations d’emplois (nombreuses) et destructions d’emplois (plus nombreuses ?) est un accroissement des inégalités.
C’est le cœur de la question !

4. Se projeter et agir dans l’économie qui vient

La question posée aux politiques est « que fait-on ? »
Partons du réel.
Avec un exemple précis : l’économie américaine met au travail autant de personnes qu’ avant la crise de 2008. Elle a retrouvé son niveau d’emploi… alors que son PIB a progressé fortement depuis 2008.
Autrement dit, le nouveau cycle de croissance est pauvre en emplois.
En effet, depuis quelques années, les gains de productivité des géants du numérique (qui portent la croissance) sont parmi les plus élevés de l’histoire économique.
Or ces gains de productivité reposent sur un nombre extrêmement réduit d’emplois. De gigantesques entreprises emploient seulement quelques milliers de personnes (je pense à Google).
C’est sans commune mesure avec les besoins en main d’œuvre de la grande industrie manufacturière d’hier.
La vraie nouveauté, c’est que ce nouveau modèle de l’économie numérique n’est pas « schumpéterien ». La destruction d’emploi est forte, la création est faible. C’est la différence avec le fordisme qui, quand il détruisait la fabrication artisanale, embauchait quand même massivement.
Désormais, il y a une réelle asymétrie.

Alors, à nous aussi, acteurs publics, d’être vraiment innovants.
A un modèle industriel (un nouveau émerge) a toujours correspondu un modèle social et un modèle politique. Au capitalisme puissant et centralisé de l’après-guerre, assis sur de grandes entreprises, a correspondu l’Etat-Providence comme modèle social (lui-même puissant et centralisé) et la Ve République comme modèle politique (dont on connaît la force et la centralisation).
La question est : quel modèle social pour l’économie de l’innovation (notamment numérique) qui est pauvre en emplois ?
Je vais le dire en des termes plus clairs. S’il est normal et même souhaitable que certaines tâches soient remplacées par des systèmes automatisés, il nous reste à inventer les tâches sociales nouvelles et collaboratives des individus ainsi libérés.
En somme, si l’automatisation signifie des saignées massives dans l’emploi, le modèle explosera.

Mais si nous savons constituer d’autres activités – à haute valeur humaine ajoutée – alors nous construirons le modèle social de l’économie numérique.
Je désigne par là une économie de l’attention, du service aux personnes, mais aussi de l’enrichissement culturel, de l’accompagnement, de la recolonisation de lieux désertés par le lien social, de la mise en œuvre de collaborations dans et en dehors de l’entreprise (entre des mondes qui ne se parlent pas, en général), de la définition de nouvelles valeurs, de la création de zones d’autonomie dans le travail, de la circulation différente des brevets et des idées… Bref, de tout ce qui créé des collaborations nouvelles.

Voilà comment l’innovation peut être un levier pour l’emploi et comment le numérique peut ramener de l’humain, une fois celui-ci libéré des tâches les moins exaltantes.
  l’accord sur la qualité de vie au travail de juin 2013 s’inscrit dans cette démarche
  la négociation sur la modernisation du dialogue social (ouverte aujourd’hui) est une belle occasion pour imaginer comment on collabore différemment.
  le contrat de génération ouvre des possibilités à qui sait les saisir, c’est-à-dire à qui sait construire une stratégie des âges au travail.
  Même la loi de sécurisation de l’emploi permet de construire ensemble des accords dans des situations de crise.
Tous ces changements, ici aperçus rapidement, vont demander d’acquérir d’autres pratiques et d’autres compétences. Le compte personnel de formation (en vigueur au 1er janvier 2015) est un premier pas important sur ce chemin.
Nous avons besoin de quelques utopies concrètes pour avancer.
Car en réalité, ce monde nouveau est déjà là.

Tout est ouvert à condition de répondre à l’innovation technologique par une innovation sociale qui sache capter la force créatrice des individus (instruits, équipés, et surtout connectés) dont le désir premier est de contribuer.