Discussion du projet de loi Prud’hommes Sénat - 14 octobre 2014

Discours prononcé par François Rebsamen à l’occasion de la discussion du projet de loi Prud’hommes au Sénat, le 14 octobre 2014.

Monsieur le Président,
Monsieur le Président de la commission des affaires sociales, [Alain Milon]
Madame la rapporteure, Mme Anne Emery-Dumas

« Affaiblir les prud’hommes, c’est affaiblir les plus faibles » écrivait Pierre Joxe.
Je suis convaincu de la justesse de cette maxime.

Affaiblir les prud’hommes, ce serait aussi aller contre notre modèle social qui permet un règlement des litiges par les pairs – salariés et employeurs, dans le droit fil de la confiance que nous faisons aux partenaires sociaux.

Les prud’hommes sont une institution singulière, qui porte la spécificité du monde du travail, du paritarisme, mais aussi d’une forme de reconnaissance de l’égalité dans l’effort, puisque, je tiens à le rappeler ici, les femmes sont devenues électrices aux élections prud’homales en 1907 et éligibles en 1908, soit presque 40 ans avant que ces droits ne leur soient reconnues au niveau politique !

Mais une institution, c’est vivant. Et la juridiction prud’homale doit savoir évoluer avec son temps. L’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Lacabarats, a rendu cet été un rapport à la Garde des Sceaux, qui propose des réformes pour remédier à certains dysfonctionnements observés de cette juridiction si particulière. Une réforme d’ampleur est possible pour améliorer la procédure devant les conseils de prud’hommes, pour les rendre plus efficaces, dans le respect de leur spécificité. Il faudra y travailler, en concertation avec les partenaires sociaux, bien sûr.

Mais ce sujet n’est pas celui qui nous occupe aujourd’hui.
Ce qui nous occupe aujourd’hui, c’est à la fois quelque chose de plus limité et de fondamental, c’est le changement du mode de désignation des conseillers prud’homaux.

Deux raisons appellent le changement que le gouvernement propose, à savoir le passage de l’élection directe à une désignation inscrite dans la mesure de l’audience.
- Un constat : 75% des inscrits n’ont pas participé à l’élection des conseils de prud’hommes en 2008 ! C’est un taux qui grossit d’élection en élection. 63% de participation en 1979, 40% en 1992, 25% en 2008. Avec un taux d’abstention qui ne cesse d’augmenter, c’est la légitimité même des juges et de l’institution qui est rongée.
- Une évolution : la gauche et la droite ont mené en deux temps une réforme fondamentale de la démocratie sociale, de manière à mesurer finement la représentativité syndicale (en 2008) et patronale (en 2014). Nous pouvons en être fiers. Aujourd’hui, il faut inscrire les élections prud’homales dans ce cadre nouveau et prometteur. Le changement de mode de désignation des conseils est la suite logique, la conséquence cohérente et légitime des réformes de la représentativité.

C’est l’objet unique de ce projet de loi.
Ni le caractère paritaire de la juridiction prud’homale, ni le nombre de conseils et de conseillers, ni la carte des conseils de prud’hommes ne sont concernés ni touchés.

1. Ce projet de loi vise d’abord et avant tout à renforcer la légitimité démocratique des conseils de prud’hommes.

La légitimité démocratique de l’institution prud’homale est aujourd’hui pâlissante.
C’est pourquoi une réponse très forte est apportée par ce projet de loi : adosser cette légitimité aux 5,4 millions de votants, dans le cadre de la mesure de l’audience, soit plus que le nombre de votants de la dernière élection prud’homale de 2008 (4,9 millions).
Quoi de mieux, de plus fort, de plus solide, représentatif, incontestable et démocratique ?
C’est dire, au passage, qu’il y a bien élection à un moment, dans le processus !
A ce titre et comme ancien sénateur, je voudrais dire que le Sénat est bien placé pour savoir que le suffrage universel direct n’est pas le seul gage de légitimité démocratique.
Qu’est-ce que la mesure de l’audience ? C’est l’expression consolidée du suffrage :
- suffrages des élections professionnelles,
- suffrages de l’élection pour les salariés des TPE,
- suffrages des élections aux chambres d’agriculture.
Le suffrage est partout.
La justice prud’homale, pour être l’émanation du monde du travail, se doit d’être le reflet de cette mesure.
Voilà le sens de la réforme.
Mais si nous connaissons déjà la représentativité des syndicats, celle des organisations patronales ne sera connue qu’en 2017 (le processus a débuté avec la loi du 5 mars 2014).
Faire l’élection aujourd’hui, ce serait élire pour deux ans et selon des mécanismes différents les deux collèges. Cela n’a pas de pertinence.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de proposer une dernière prorogation pour deux ans des mandats des conseillers actuels. Ainsi, l’ordonnance pourra directement fixer le régime définitif des nouvelles modalités de désignation des conseillers, qui s’appliquera en 2017, régime fondé sur la représentativité des organisations syndicales ET patronales, les deux n’étant connues qu’en 2017.

Ce dispositif, je le souligne d’emblée, a franchi l’épreuve de la constitutionnalité : le Conseil d’Etat a été consulté et le Conseil constitutionnel également. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, au sujet d’une autre juridiction dont les membres étaient naguère élus, mais qui, aujourd’hui, ne le sont plus, le Conseil constitutionnel a répondu que la conformité à la Constitution était respectée.
Il n’y a donc pas de doute sur ce point à mon sens.

2. Je voudrais à présent dire quelques mots sur le recours aux ordonnances

Je sais que le Parlement ne les aime guère. Il a raison.

Ce recours se justifie ici pleinement compte tenu de la grande complexité technique du sujet. Nous n’allions pas, ici, déterminer le nombre de sièges non seulement par conseil prud’homal, mais aussi par collège et par section.
Ici, nous instaurons le principe et le cadre, c’est-à-dire ce qui est primordial.

Surtout, il est essentiel de pouvoir construire la réforme en lien direct avec les partenaires sociaux. L’ordonnance est donc le véhicule plus adapté.
Dès publication de la loi qui vous est soumise, si elle est votée, nous mènerons une large consultation avec toutes les parties prenantes afin d’établir le régime définitif fondé sur l’audience des organisations des salariés comme des employeurs et le mettre en œuvre pour le renouvellement de 2017.

3. Cette réforme contribuera au renforcement des moyens de la démocratie sociale

Les élections prud’homales, c’est 100 millions d’euros (plus le coût pour chaque organisation syndicale).
Il ne s’agit pas ici de faire une réforme de la justice prud’homale pour faire des économies : on ne supprime pas une élection parce qu’elle coûte – la démocratie n’a pas de prix, nous en sommes tous ici convaincus.

Non, il s’agit d’utiliser efficacement l’argent. Ces sommes ne seraient-elles pas mieux employées pour financer la démocratie sociale ou la formation des conseillers prud’hommes par exemple, maintenant que l’on a une vraie mesure de la représentativité de chacun ? Les nouvelles modalités de financement des organisations patronales et syndicales ont d’ailleurs récemment été définies et le fonds paritaire chargé de financer les organisations, prévu par la loi du 5 mars 2014, va être très prochainement mis en place.

Quand la mesure de l’audience n’existait pas et que les élections étaient éparpillées, l’élection prud’homale jouait un rôle de mesure par substitution. Ce temps est désormais révolu et l’élection prud’homale n’a plus à remplir cette fonction.

Je crois aussi que cette évolution des conseils de prud’hommes dit quelque chose de notre démocratie sociale, comme si un cap avait été passé, celui de la maturité.
- Une mesure pertinente de la représentativité, c’est la maturité.
- Un financement rationalisé et transparent, c’est la maturité
- La capacité de se donner le temps de la concertation pour une réforme d’ampleur des prud’hommes, c’est encore la maturité de notre démocratie sociale.

4. Les évolutions ultérieures sont sans doute souhaitables

Si la loi ne va pas au-delà du mode de désignation des juges, personne n’ignore que d’autres difficultés existent. On ne peut se satisfaire
- que la durée moyenne de traitement des affaires au fond et en référé soit de 12 mois.
- que les condamnations de l’Etat pour lenteur de la justice soient de plus en plus nombreuses : 71 en 2012 en matière de délai des conseils de prud’hommes, ce qui revient à « manquer à son devoir de protection juridique de l’individu et notamment du justiciable, en droit de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable », (article 6 Convention européenne des droits de l’homme).

Je prends l’engagement devant vous comme devant les partenaires sociaux que ce débat vivra.
Car il faut bien avoir à l’esprit une chose : 99% des demandes introduites devant les prud’hommes sont le fait de salariés : licenciement contesté, relations de travail dégradées, CDD à répétition, etc. Nous ne sommes pas là pour les affaiblir.
Les salariés comme les employeurs ont besoin de prud’hommes qui fonctionnent mieux.

Cependant, tel n’est pas l’objet de la réforme que je vous soumets aujourd’hui.
Tout processus d’ampleur se construit pierre après pierre.
Et à la base de tout, il y a les conditions de la démocratie.
C’est l’objet du projet de loi qui vous est présenté aujourd’hui.