Discours de Myriam El Khomri représentée par Clotilde Valter lors de la 5ème édition des « Entretiens de la cohésion sociale » de l’Institut Montaigne

« Fait religieux dans l’entreprise : comment éviter la fracture ? »

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Président de l’Institut Montaigne, cher Henri de Castries,

Mesdames et Messieurs,

Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir invitée à ouvrir cette 5ème édition des « Entretiens de la cohésion sociale ».

Le thème que vous avez choisi pour cette journée permet d’ouvrir un débat légitime et utile auquel je me réjouis de voir prendre part de nombreux experts et acteurs qui ne manqueront pas de l’éclairer de leur intelligence et auquel je me réjouis d’apporter ma propre contribution.

Notre société, en perte de sens, a plus que jamais besoin de débat, mais de débat exigeant, rigoureux et respectueux, surtout s’agissant de sujets sensibles. Votre institut a, de ce point de vue, démontré depuis longtemps sa grande valeur.

En préambule, je voudrais affirmer une conviction simple : à condition de regarder notre société avec lucidité, de savoir réaffirmer clairement et tranquillement certains principes fondamentaux et de maintenir un dialogue serein, sans préjugé ni tabou, la question du fait religieux dans l’entreprise n’est non seulement pas insurmontable mais peut et doit trouver une réponse apaisée.

Je voudrais commencer par rappeler une évidence : cette question se pose en des termes qui sont évidemment inséparables du débat plus large sur la laïcité qui anime notre pays.

Deuxième évidence : ne laissons pas quelques esprits fanatiques – qu’il faut naturellement combattre – polluer ce noble débat ; la folie de quelques-uns ne doit pas entamer l’esprit de raison du plus grand nombre.

Troisième évidence pour qui veut penser la laïcité aujourd’hui : la France de 2016 n’est plus la France de 1905. Plus d’un siècle s’est écoulé. Un siècle de mutations hors normes, au plan économique, social, culturel et religieux. Notre société s’est considérablement diversifiée, à la faveur d’un mouvement de fond fait d’individualisation des modes de vie, d’intégration de vagues successives d’immigration, d’ouverture au monde inédite.

Dès lors, le pacte laïc noué au début du siècle dernier, dans une nation où la République était encore jeune et fragile, dans une nation où une religion dominante et majoritaire revendiquait une place centrale dans l’organisation de la vie de la cité, ce pacte laïc s’applique aujourd’hui dans un contexte radicalement différent et qu’on ne peut ignorer.

De ce point de vue, deux phénomènes majeurs doivent bien être appréhendés pour donner à notre débat des bases solides. Premier phénomène, trop souvent oublié, le fait religieux – même s’il tient une grande place dans le débat public - s’est estompé : à ce jour, deux Français sur trois disent ne plus s’identifier à aucune religion. C’est inédit et c’est essentiel. Deuxième phénomène : malgré ce contexte global, une religion, l’Islam, a connu dans notre pays au cours des dernières décennies un essor important, indissociable de notre passé colonial.

La rencontre de ces deux phénomènes - sécularisation de la société et affirmation simultanée d’un Islam de France, deux phénomènes récents à l’échelle de notre histoire -, implique nécessairement de repenser notre approche du fait religieux, dans la société en général et dans l’entreprise en particulier.

Pour orienter nos débats du jour, vous choisissez l’angle de la « fracture », ce qui me semble hautement pertinent. Pour l’essentiel, la crise que nous traversons est bien une crise du vivre ensemble, de notre capacité à faire société tout en reconnaissant des individus et tout en respectant leur diversité d’origine, de culture, de croyance. Cette question de la cohésion sociale est, comme l’a rappelé le Président de la République jeudi dernier, sans aucun doute la question clé pour notre pays dans les prochains mois et les prochaines années.

Et comme l’a également et fort justement rappelé le Président de la République, la laïcité est un principe central pour consolider et renforcer cette cohésion nationale.

Ce faisant, il a livré une parole salutaire, tant la laïcité est aujourd’hui dangereusement instrumentalisée par ceux qui – ne soyons pas naïfs - refusent en réalité la diversité de notre pays. Ceux qui refusent notamment de considérer que les 4 millions de Français de culture musulmane font partie intégrante de notre communauté nationale. Ceux qui, en invoquant la laïcité, n’ont d’autre but que de stigmatiser certains de nos concitoyens.

La laïcité ne doit sûrement pas devenir un idéal négatif, l’expression d’un ressentiment contre une religion ou une communauté. Ne laissons pas la laïcité devenir le slogan d’une certaine France, raciste et islamophobe. Je le dis haut et fort à cette tribune : je ne crois pas à la sincérité du nouveau discours du Front national en faveur de la laïcité. La laïcité est un idéal positif, un idéal d’affirmation de la liberté de conscience, un idéal qui met sur un pied d’égalité les croyants – tous les croyants – et les non croyants.

Le Président de la République a d’ailleurs commencé par réaffirmer cette idée simple et fondamentale : la laïcité ne saurait être une « religion d’Etat », une foi nouvelle adoptée pour combattre les vieilles religions.

Claude Nicolet, grand penseur de l’idée républicaine, en avait donné une belle définition : « La laïcité, avait-il sagement rappelé, ne nous a pas été donnée comme une révélation. Elle n’est sortie de la tête d’aucun prophète : elle n’est exprimée dans aucun catéchisme (…) Elle se cherche, s’exprime, se discute, s’exerce et, s’il faut, se corrige et se répand ». La laïcité n’est donc pas un dogme, venant se substituer à d’autres dogmes. Une telle conception serait en profonde contradiction avec l’esprit de la loi de 1905, pensée comme un texte permettant l’émancipation face au dogme et à l’intolérance. La laïcité, historiquement, est du côté de la liberté.

C’est pourquoi je pense qu’il faut réaffirmer la nécessité d’un combat global fondé sur des valeurs émancipatrices. C’est le sens que nous avons donné à la notion de progrès depuis près de 3 siècles. Ces valeurs, quelles sont-elles ? Ce sont bien sûr celles qui fondent le triptyque républicain : liberté, égalité, fraternité.

La fraternité dont on parle d’ailleurs insuffisamment. Car la fraternité est une grande ambition, qui n’est pas propre à notre culture. Toutes les grandes traditions religieuses, comme celle de l’islam au centre des débats aujourd’hui, y font référence.

En matière d’égalité, je voudrais notamment souligner l’apport des luttes qui ont, au 20ème siècle, permis la « révolution féministe » : une vraie révolution positive, qui n’a fait ni morts ni blessés, et a fait progresser l’égalité femmes-hommes à un rythme inconnu jusqu’alors. C’est un acquis qu’il nous faut défendre et consolider pour poursuivre la marche du progrès.

Qu’est la laïcité vis-à-vis de ces valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ? Elle en est tout simplement le sous-bassement, le principe qui permet leur expression, qui rend possible leur approfondissement. La laïcité est en quelque sorte la matrice de notre projet de société républicaine, le socle de notre vivre ensemble.

Il faut donc également admettre que la laïcité puisse, dans certaines circonstances, conduire à encadrer la liberté. Parce que la liberté, notamment religieuse, ne peut venir heurter aucun autre principe républicain, notamment le principe d’égalité. Parce que la liberté, notamment religieuse, ne peut, dans notre République, introduire de discrimination à l’égard de quiconque. La laïcité, c’est justement ce qui permet de construire une société qui ne discrimine personne : pas plus les musulmans que les femmes. La laïcité n’oppose pas, ne divise pas : elle rassemble tout le monde.

Il ne s’agit pas de généralités abstraites : quand une personne considère que sa liberté, c’est de masquer son visage dans l’espace public, c’est de ne pas serrer la main à une autre personne parce qu’elle est de sexe opposée, c’est de refuser de déjeuner à la table d’un ou d’une collègue parce qu’elle ne partage pas ses convictions religieuses, la laïcité doit rappeler chacun aux règles de la vie en société, de la vie « commune ». Pas de vivre ensemble sans respect et acceptation de l’altérité. Pas de fraternité lorsque de prétendues croyances interdisent de serrer la main de ses semblables.

C’est selon cette approche que nous devons, je le crois, aborder le fait religieux au sein de l’entreprise.

Ce sujet se pose dans des termes extrêmement concrets. Selon une étude récente (OFRE, Randstadt), 50% des managers affirment avoir été confrontés à des demandes de nature religieuse en 2015. Les DRH dans la salle accorderont qu’il s’agit d’une question de plus en plus prégnante.

Faut-il s’en étonner ? Voire même s’en inquiéter ? Sûrement pas. L’entreprise est dans la société un espace privilégié où se tisse du lien social et où prend corps le collectif. L’entreprise est, en un mot, une « microsociété ». Il est donc bien naturel qu’elle soit traversée par les remous de la société et les ressente même parfois avec une plus grande intensité. J’ajoute que les salariés accordent de plus en plus d’importance à leur environnement professionnel : cela crée des attentes, y compris sur la reconnaissance de l’identité, des individualités.

Mais, comme dans le reste de la société, nous devons nous poser la question de l’articulation entre la liberté de chacun et la cohésion du groupe. Où la liberté religieuse peut-elle et doit-elle s’arrêter dans l’entreprise ? Quels sont les rôles et les responsabilités respectives des pouvoirs publics, des employeurs, des représentants du personnel ?

La réponse de la Ministre du Travail et du Dialogue social que je suis repose sur deux principes simples :

  • Tout d’abord, garantir la clarté du droit
  • Ensuite, favoriser le dialogue sur le terrain

Garantir la clarté du droit, je l’ai fait dans le cadre de la loi travail, et, sur ce point au moins, je peux revendiquer d’avoir trouvé les bases d’un large consensus, avec les partenaires sociaux et les parlementaires.
Le code du travail posait jusqu’alors un principe simple : les restrictions aux libertés de manière générale ne sont autorisées que lorsqu’elles sont justifiées et proportionnées. Mais ce principe était venu se heurter à des situations complexes, dans lesquelles une entreprise doit imposer la neutralité pour des raisons très particulières, comme une mission de service public ou le contact avec de très jeunes enfants. C’est le cœur de ce qu’a été l’ « affaire Babilou ».

J’ai donc souhaité apporter tous les clarifications nécessaires, applicables sur le terrain, ce que la loi traduit ainsi désormais : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

Mais je n’ai pas souhaité que la loi précise davantage ce qui peut être interdit ou autorisé, par exemple sur les tenues vestimentaires, les congés ou les menus de substitution.

Pourquoi ?

Parce que, sur ce sujet comme sur d’autres, face à la diversité infinie des situations, je crois au pragmatisme, à la prise en compte des réalités du terrain et à l’intelligence collective. Aménager des horaires de travail, par exemple, peut ne poser aucun problème dans une entreprise capable d’adapter facilement son organisation mais peut, au contraires s’avérer problématique dans une autre. Même chose pour l’autorisation de prier dans son bureau, d’y afficher un signe religieux, de s’absenter pour une fête religieuse.

Il n’y a pas de solution unique car il n’y a pas de réalité unique. Et je suis convaincue que le dialogue avec les salariés, les représentants du personnel, est la clé pour trouver les bonnes solutions, les faire accepter et respecter.

Telle est notre vision de la société : utiliser le dialogue social pour articuler harmonieusement valeurs collectives et aspirations individuelles, respect des principes et respect des personnes, laïcité et croyance personnelle.

C’est en effet par le dialogue que nous avons imaginé et élaboré un « guide du fait religieux dans l’entreprise ». C’est dans le cadre du Comité de suivi des attentats de janvier 2015 avec les partenaires sociaux, que nous avons considéré qu’il fallait appuyer les entreprises et les représentants du personnel avec un outil de référence rédigé par la Direction générale du travail. Ce guide – le premier réalisé par l’Etat - s’ajoutera au travail utile et précurseur de l’Observatoire de la laïcité et de certaines organisations syndicales et patronales [MEDEF, CFDT]. Il fait également écho aux travaux de certaines entreprises ou groupes comme Casino, la RATP, EDF, BNP Paribas qui témoignent d’une vraie évolution des mentalités.

Ce « Guide du fait religieux en entreprise », que nous allons présenter le jeudi 20 octobre prochain au ministère du Travail après un dernier tour de table avec les partenaires sociaux, aborde le sujet du fait religieux selon une approche très pratique et concrète. C’est un vrai mode d’emploi, un recueil de questions-réponses sur différents sujets du quotidien envisagés du point de vue du salarié et du point de vue de l’employeur. Tous les thèmes y sont abordés : congés et fêtes, demandes de salles de prière, restauration, tenue vestimentaire, sécurité, etc.

Je remercie d’ailleurs les partenaires sociaux d’avoir activement et positivement contribué à ce travail collectif important et utile.

Je voudrais terminer d’un mot.

Derrière cette question de la laïcité, du fait religieux et de notre capacité à le traiter en réaffirmant fermement nos valeurs, derrière cette question se dessine en réalité celle, cruciale, des discriminations. Je le dis sans détour : la prise en compte du fait religieux ne peut être dissociée d’une lutte active et déterminée contre les discriminations.

Ces discriminations – personne ne peut le nier - sont persistantes. J’en veux pour illustration l’excellente étude de Marie-Anne Valfort qui montre que, quand on s’appelle Mohammed, on doit envoyer 4 fois plus de CV que si l’on s’appelle Michel pour décrocher un entretien. De telles discriminations minent le pacte républicain.
C’est pourquoi je me suis pleinement saisie de cette problématique : pas en réaffirmant ici de grands principes mais en agissant concrètement, en sensibilisant l’opinion

  • c’était l’objet de notre campagne du printemps – mais aussi en sensibilisant les entreprises
  • c’est l’objet du grand testing en cours – une première -, dont nous communiquerons prochainement les résultats. Je sais que certaines entreprises appréhendent la diffusion de ceux-ci et elles ont raison : il faudra qu’elles assument leurs responsabilités, quand elles seront mises en cause.

Car notre République saura traiter les questions de laïcité, de diversité, de vivre ensemble et de cohésion lorsqu’elle saura pleinement garantir à chacun une égalité de traitement et de perspectives. Cette société apaisée pourra alors se regarder en face et voir, dans le miroir, autre chose que le visage de la peur.

La laïcité n’est pas un bouclier pour se protéger de je ne sais quelle menace ; elle constitue un principe simple qui permet de réguler des situations complexes ; mieux, elle est un socle solide pour construire une société d’émancipation où la liberté de chacun est reconnue et mise au service d’un projet égalitaire.

Cette société est à portée de main et c’est à nous tous, acteurs politiques, acteurs économiques, acteurs de la société civile, intellectuels, de contribuer à la faire advenir.

Je vous remercie.