Discours de Myriam El Khomri sur l’ouverture du Digital Heroes Day - le 8 novembre 2016

Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureuse d’introduire le Digital Heroes Day. Je remercie ses organisateurs, la société People Doc et ses fondateurs Jonathan Benhamou et Clément Buyse, d’avoir créé cet événement qui rassemble un grand nombre d’acteurs des ressources humaines autour des enjeux de la transformation digitale. Et je salue les responsables du Trianon, un lieu dans lequel j’ai eu de nombreuses occasions d’intervenir.

C’est la première fois que la ministre du travail vient au Digital Heroes Day. Ce n’est certes pas une manifestation très ancienne, puisque nous en sommes seulement à la deuxième édition… Et pourtant quand j’ai reçu l’invitation à venir introduire cet événement, il m’a semblé naturel d’y répondre favorablement. En effet, les enjeux dont vous parlez aujourd’hui sont au cœur des politiques que je conduis.

Le numérique transforme les pratiques de recrutement des entreprises, et par là-même le rôle du service public de l’emploi.

Le numérique transforme les métiers, en fait disparaître certains, en fait apparaître d’autres, et implique de chacun qu’il fasse évoluer ses compétences.

Le numérique bouleverse l’organisation du travail, développe le travail à distance et remet en cause la manière dont nous mesurons le temps de travail.

Cette transformation numérique, les responsables des ressources humaines que vous êtes la vivez au quotidien dans vos entreprises. C’est pour cela que vous êtes réunis ici, pour anticiper ces mutations, pour échanger sur vos pratiques, pour donner un cap à votre entreprise.

Le débat politique doit vous sembler parfois éloigné de vos préoccupations. Quand je lis les programmes de certains candidats à l’élection présidentielle, je me dis qu’ils auraient pu être écrits à l’identique il y a 15 ans. La fin des 35 heures, qui y figure en bonne place, était déjà à l’ordre du jour il y a 15 ans !

Mais il y a 15 ans, il n’y avait pas d’ubérisation, il n’y avait pas de Big Data et l’intelligence artificielle n’en était qu’à ses balbutiements. Ce sont ces réalités, ces vagues de fond qui façonnent le monde du travail aujourd’hui et le feront plus encore demain. Comment construire des politiques pertinentes si l’on ne part pas de ce postulat ?

Je ne prétendrai pas devant vous que la politique conduite par ce gouvernement prend pleinement la mesure des transformations du monde du travail. Nous devons faire preuve d’humilité devant ces bouleversements dont il est difficile de prévoir toutes les conséquences.

Mais la « loi travail » du 8 août 2016 permet d’apporter des réponses à certains des enjeux du monde du travail de demain.

Pourquoi ? parce qu’elle a été nourrie par les travaux d’experts des ressources humaines particulièrement au fait des enjeux du numérique, comme le rapport de Bruno Mettling sur la transformation numérique et la vie au travail ou le rapport du Conseil national du numérique sur le travail et l’emploi, conduit par Nathalie Andrieux.

Et cette dimension de la loi a souvent été occultée, dans un débat où on a souvent voulu la réduire à l’inversion de la hiérarchie des normes.

L’avenir du travail passe par des droits nouveaux pour les travailleurs, sans lesquels les mutations vont nous conduire à plus de précarité et plus d’inégalités. La loi travail est une loi de progrès social.

Mais je ne conçois pas ce progrès social comme devant être pris au détriment des intérêts des entreprises. Il doit être issu de compromis négociés, auxquels la loi travail ouvre un espace inédit. Il doit répondre aux besoins de notre économie.

1. Je voudrais d’abord vous parler des droits nouveaux créés par la loi travail

Ces droits sont faits pour un monde du travail plus fluide mais aussi plus instable.

La mobilité est devenue un phénomène massif : chaque année, 20 % des actifs français, soit 5,2 millions de personnes, changent d’emploi, perdent leur emploi ou en retrouvent un. Ils n’étaient que 12 % en 1975.

Cette mobilité est souvent désirée : ainsi, 76 % des Français pensent que la mobilité est bonne pour l’employabilité. Mais ils sont presque aussi nombreux à penser qu’elle est difficile à réaliser, parce qu’ils ne savent pas où s’adresser pour définir leur projet professionnel et le mettre en œuvre.

La loi travail a créé le compte personnel d’activité, le CPA. Son but est de donner à chacun les moyens de prendre en main son parcours professionnel. Vous connaissez le compte personnel de formation, qui a déjà représenté un progrès important et l’on compte aujourd’hui 3,6 millions de comptes ouverts et 600 000 formations financées.

Le CPA, qui englobera le CPF, va permettre d’aller beaucoup plus loin dans la maîtrise de son parcours professionnel.

D’abord, parce qu’il sera véritablement universel et couvrira non seulement les salariés du privé et les demandeurs d’emploi mais aussi les fonctionnaires et les travailleurs indépendants. Parce que les parcours professionnels d’aujourd’hui sont plus complexes, nous devons garantir qu’aucun changement de situation ne s’accompagnera d’une perte de droits. Comme l’écrivait Alain Supiot, à la discontinuité des parcours doit répondre la continuité des droits.

Ensuite, parce qu’il prendra en charge une gamme complète de prestations liées au parcours professionnel, non seulement la formation mais aussi l’accompagnement à la VAE, le bilan de compétences et l’accompagnement à la création d’entreprise. Et les droits inscrits seront d’autant plus importants que la personne aura été peu formée initialement.

Enfin, parce que le CPA sera aussi une plateforme de services numériques. Les services numériques sont complémentaires des droits sociaux. Donner à chacun des heures pour financer une formation, c’est bien, mais si on peut sur le même site travailler à la définition de son projet professionnel, trouver le bon organisme de formation, en s’appuyant notamment sur l’évaluation faite par les apprenants, nous allons beaucoup plus loin dans le service rendu à nos concitoyens.

Parmi ces services numériques, il y aura la consultation de l’ensemble des bulletins de paie dématérialisés. Il ne faut pas qu’un salarié passant par plusieurs employeurs successifs subisse la complexité d’avoir à faire à différents prestataires pour consulter ses bulletins. Le CPA lui servira de portail de consultation unique.

Nous avons construit ce dispositif en partenariat étroit avec les acteurs de la dématérialisation. Et je tiens à remercier People Doc et les autres entreprises du secteur pour la rapidité avec laquelle elles ont participé à nos travaux sur le CPA. Ceci nous permettra d’assurer cette fonction de consultation des bulletins de paie dès janvier 2017.

Bien sûr le CPA ne remettra pas en cause le rôle de stockage joué par les prestataires eux-mêmes, mais il apportera une interopérabilité entre les prestataires et une meilleure visibilité.

Le CPA n’est pas une abstraction, c’est un pouvoir d’agir que nous donnons à chacun et qui peut changer sa vie. Le CPA peut éviter à un salarié de tomber dans le chômage de longue durée grâce à l’acquisition d’une qualification. Il peut éviter une faillite prématurée à un créateur d’entreprise, grâce à un meilleur accompagnement de son projet. Il peut sauver de la dépression une personne à qui son travail ne convient pas mais qui ne sait comment se reconvertir.

Dans notre société qui est trop souvent hantée par le déclassement, le CPA sera un levier de réussite et de promotion sociale. C’est un droit du travailleur mais dont vous, les employeurs, avez tout intérêt à promouvoir l’usage, car c’est dans votre intérêt que vos salariés soient à même de se projeter dans leur parcours professionnel.

A côté de ce droit consacré aux transitions professionnelles, la loi travail traite de la vie au travail elle-même, en créant le droit à la déconnexion et en relançant la négociation sur le télétravail.

Le droit à la déconnexion va entrer en vigueur le 1er janvier 2017. Cela faisait plus de 10 ans qu’on en parlait. Encore aujourd’hui, 72 % des cadres travaillent dans des entreprises qui n’ont mis en place aucune mesure de régulation des communications électroniques.

Le législateur devait prendre ses responsabilités. La surcharge de travail, les exigences disproportionnées de réactivité, l’empiètement sur la vie privée sont des phénomènes que nous pouvons tous constater dans nos environnements professionnels.

Pour autant, le législateur a fixé un cadre qui laisse une grande latitude aux partenaires sociaux dans l’entreprise pour définir les modalités du droit à la déconnexion. Face à la variété des situations et des organisations de travail, il ne peut y avoir de réponse unique.

Dans le cadre de la négociation annuelle sur la qualité de vie au travail dans l’entreprise, la loi introduit une rubrique obligatoire sur le droit à la déconnexion. L’accord définira les modalités d’exercice de ce droit par le salarié et les dispositifs de régulation mis en place par l’entreprise. A défaut d’accord, l’employeur devra élaborer une charte.

Je suis convaincue qu’en protégeant le droit des salariés à la déconnexion, nous agissons aussi dans l’intérêt bien compris des employeurs. Il n’est pas dans leur intérêt que les salariés s’épuisent dans une course à l’accumulation d’informations et à la réactivité immédiate. Le droit à la déconnexion donne aux salariés la capacité de reprendre de la distance face au flux d’informations et d’améliorer ainsi la qualité de leur travail individuel et collectif.

Il en va de même du développement du télétravail. C’est un mode d’organisation adapté à l’économie d’aujourd’hui et aux aspirations des salariés.

Pourtant, il reste peu développé dans notre pays. Seuls 8,4% des salariés français pratiquent le télétravail plus de 8 heures par mois, contre 22,3% au Royaume-Uni, 30% en Belgique et 32,4% en Suède. Le cadre actuel est issu d’un accord national interprofessionnel de 2005 ; or les possibilités offertes par le numérique ont considérablement changé depuis cette date.

C’est pourquoi le législateur a enjoint au gouvernement d’engager une concertation avec les partenaires sociaux, qui pourra déboucher sur la négociation d’un nouvel accord. Les partenaires sociaux semblent intéressés et la décision sur le lancement d’une négociation sera prise d’ici la fin du mois.

Une telle négociation permettrait d’aborder des sujets centraux, comme la mesure de la charge de travail, les possibilités de fractionner le repos quotidien ou la conciliation entre le télétravail et le maintien d’un collectif fort. Elle pourrait examiner aussi comment développer le télétravail dans les secteurs et les métiers où il est aujourd’hui peu développé.

2. En faisant progresser les droits sociaux, nous répondons aussi aux besoins des entreprises

La loi travail est une loi de progrès social, mais elle ne conçoit pas celui-ci comme opposé aux intérêts des employeurs. Elle est une loi de confiance dans la capacité des acteurs sociaux à trouver des accords mutuellement profitables.

Je ne doute pas que dans vos entreprises, vous avez à cœur d’entretenir la qualité du dialogue social. Mais nous ne pouvons ignorer que les rapports sociaux sont difficiles en France, plus que chez nombre de nos partenaires, et que cela porte préjudice à notre pays.

La loi du 8 août 2016 a donc engagé une démarche de refondation du code du travail. Celle-ci, qui se déroulera sur 2 ans, donnera une place sans précédent dans notre pays à la négociation collective. Le rôle de la loi, qui reste essentiel, sera recentré sur ce qui est nécessaire à la protection de l’ordre public social. De vastes espaces d’adaptation aux besoins économiques seront ainsi ouverts aux branches professionnelles et aux entreprises.

Répondre aux besoins des entreprises, c’est aussi se donner les moyens de trouver les compétences nécessaires à la transformation numérique.

Dans notre pays, 50 000 postes sont non pourvus dans le secteur du numérique et 191 000 postes seront à pourvoir d’ici 2022. C’est une chance pour l’emploi mais c’est une chance qu’il ne faut pas rater. Si nous ne sommes pas capables de recruter dans ces emplois, c’est la croissance de notre économie numérique qui en sera entravée.

C’est pourquoi l’Etat a lancé il y a un peu plus d’un an la Grande Ecole du Numérique. Notre objectif est de permettre à plus de 10 000 personnes d’être formées aux métiers du numérique d’ici fin 2017.

Avec la Grande Ecole du Numérique, nous faisons du numérique une filière de promotion sociale. La Grande Ecole est ouverte à tous, et notre objectif est d’atteindre 50% de jeunes peu ou pas qualifiés et également 30% de femmes, qui sont encore trop rarement présentes dans le secteur numérique.

Et nous le faisons en partenariat avec de grands acteurs privés du numérique. Dès la conception de la Grande Ecole du Numérique, la mise en place de synergies avec des acteurs privés a été identifiée comme une condition de réussite du projet.

Voici pour moi ce que doit être une politique du travail en 2016 : projetée vers l’avenir, à l’écoute des acteurs de l’innovation, pour construire des droits nouveaux en phase avec la transformation numérique